"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

samedi 29 septembre 2012

Excédés, mais sans excès

Monsieur Laurent Joffrin, penseur contemporain visionnaire et grande signature de l'éditocratie française, nous l'avait bien dit :  l'indignation est désormais d'un drapé trop désuet pour nos consciences humanistes, voire droits-de-l'hommistes. Sa consœur de Rue 89, madame Camille Polloni, a bien reçu cette grande leçon, et reprend très consciencieusement ce thème dans une bonne partie de l'article qu'elle consacre aux conséquences médiatiques de l'éviction, à Marseille, d'une trentaine de personnes par leurs voisins « excédés ». Le titre - Camp rom incendié à Marseille : pourquoi tout le monde s’est emballé - annonce un « décryptage » en règle et son papier est précédé du chapeau suivant :

L’expulsion, jeudi soir, d’un camp de Roms par des riverains laisse des questions sans réponses. Surtout, elle ne doit pas être réduite à l’indignation qu’elle suscite.

La dénonciation du travail effectué par ses collègues est vigoureuse :

Ratonnade, pogrom, milice... Les qualificatifs sont caractéristiques d’un emballement médiatique exemplaire, réduisant tout ce qu’il touche à la répétition d’atrocités passées, face à laquelle seule l’indignation est légitime.

(On comprend pourquoi ces emballé(e)s n'ont été embauché(e)s ni au NouvelObs ni à Rue 89...)

((Mais peut-être savent-elles ou savent-ils que « Ratonnade, pogrom, milice » sont des substantifs et non des qualificatifs.))

Septime-Émeric-Marie Le Pippre (1833-1871).
Jeune cavalier sur cheval emballé.
Original visible au Musée Magnin à Dijon.

En fait d'« emballement », on assiste peut-être à celui d'une journaliste qui a trouvé dans ce procès d'intention un « angle d'attaque » qu'elle croit très original, mais qui s'inscrit dans la droite ligne de ce que révèle une lecture à peu près chronologique des différentes contributions sur le sujet. Elles vont très lentement, mais très sûrement, vers une réduction de l'affaire à des proportions anecdotiques ou symboliques.

Au départ, la presse a fait son travail comme elle le fait d'habitude, ni bien ni mal. Dès le jeudi soir,  dans une brève que l'on a titrée un peu abruptement - Des habitants expulsent les Roms et brûlent leur camp -, ont été rassemblés, à la hâte, de maigres éléments factuels :

Inquiétant signe des temps. Ce soir, vers 19h30, une cinquantaine d'habitants à proximité de la cité des Créneaux; dans les quartiers Nord de Marseille, se sont rassemblés pour procéder eux-mêmes à l'évacuation d'un camp de Roms qui s'étaient installés sur un terrain vague quatre jours plus tôt.

Après le départ de la quarantaine de personnes, les riverains ont aussi incendié tout ce qui restait du campement illicite. La police n'a pu que constater les faits, sans relever d'infraction. Ceux qui ont organisé cette expulsion reprochaient aux Roms plusieurs cambriolages qui s'étaient produits à proximité immédiate du campement.

Le lendemain, cette information a été étoffée de témoignages. On a pu entendre le brave Rachid donner sa version des faits et nous faire part de sa phobie des « microbes »... Cela pourrait donner quelques idées à ceux qui en manquent : en plus de déféquer partout et de voler tout le monde, le Rrom est donc porteur de « microbes ». Aux témoignages se sont jointes quelques réactions de responsables d'association... On a pu, en passant, mesurer l'écart entre leur effarement et le calme olympien des « riverains » si sûrs de leur bon droit et, sans aucun doute, de leur impunité. Enfin, quelques commentaires de politiques ont commencé à apparaître... Personne, bien entendu, n'a pu joindre les personnes expulsées du terrain...

Parallèlement, les articles se gonflaient de nouvelles considérations de plus en plus rassurantes, qui avaient de quoi dégonfler l'indignation de celles et ceux qui pensent que « le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde », qu'il a été consciencieusement inséminé, et qui le disent avec de trop grands mots...

Signe d'un retour à une information plus équilibrée, le titre de l'article du Monde, avec AFP, est, dans la journée, passé de 

Des Marseillais brûlent un camp de Roms après en avoir fait fuir les occupants

à

Des Roms abandonnent leur camp à Marseille sous la pression de riverains excédés.

Il suffisait d'attendre, sans emballement, la version officielle. Le Figaro, sous la signature de Jean-Marc Leclerc, en donnait un avant-goût :

Un syndicaliste policier relate ainsi les événements: « Des agents de police étaient au contact des habitants. Il y a bien eu quelques invectives et la colère des riverains était palpable, mais les familles de Roms installées là depuis quelques jours ont levé le camp sans heurts. Quelques riverains exaspérés ont ensuite brûlé un frigo et une ou deux tables abandonnées par les itinérants. Mais ce n'était pas la bataille rangée. »

Des broutilles, donc.

Ce que confirme le Parquet :

Pour le procureur de la République de Marseille Jacques Dalleste, la méthode utilisée est discutable, «mais sans infraction ni violence constatées, aucune action ne peut être engagée contre les riverains», explique-t-il. Pour le magistrat, si cet épisode en est resté au stade des insultes, pas besoin d’aller plus loin, «mais si nous avons des plaintes de la part des Roms, on enquêtera», détaille-t-il.

Même son de cloche concernant l’incendie, qui s’est ensuite déclaré vers 22h. « Personne n’a été vu en train de mettre le feu », souligne le procureur. (...)

En fin de journée, l'« emballement médiatique exemplaire » semblait devoir mener l'opinion publique à la position adoptée par madame Samia Ghali, sénatrice-maire PS des 15e et 16e arrondissements de Marseille, disant, au sujet de cet acte de bravoure des « riverains excédés » :

Je ne le condamne pas, je ne le cautionne pas, mais je le comprends, quand les pouvoirs publics n'interviennent plus.

Ces propos étaient, certes, destinés à polémiquer avec le maire de Marseille, monsieur Jean-Claude Gaudin, mais on peut les trouver bien peu républicains - comme on aime tant à dire... Ils auraient dû faire sursauter quelque part au sommet de l’État.

Mais là, pas d'emballement...

Les plus hautes autorités ne réagiront probablement pas à ce qui devenu un simple « incident ». Elles perdront ainsi l'occasion rêvée de l'utiliser pour souligner le bien-fondé de leur politique de « démantèlement des campements illicites », menée avec la « fermeté » qui s'impose.

Et avec tant d'humanité.

Car, au fond, il est beaucoup moins traumatisant, pour ceux qui viennent de se faire expulser, de passer les restes d'un campement au bulldozer que d'y mettre le feu.


PS : Une autre brève de La Provence, publiée le 27 septembre, à 12 h 50, n'a fait l'objet d'aucun « emballement médiatique exemplaire »... Elle ne manque pourtant pas d'intérêt :

L'avidité des malfaiteurs ne connaît aucune limite. Hier soir, vers 22h30, trois hommes n'ont pas hésité à se rendre dans le camp de Roms de l'avenue de la Madrague-Ville à Marseille, en menaçant les personnes présentes avec un fusil.

Ils se sont fait remettre 300 euros, ainsi que des passeports. Les victimes ont alerté la police, mais les braqueurs avaient déjà pris le large dans les rues du quartier. Une enquête a été ouverte par la Sûreté départementale.


PPS : Enfin, pour rester dans une certaine tonalité, signalons qu'à Lille, selon La Voix du Nord, « 700 personnes ont manifesté ce samedi matin contre l'implantation d'un camp de Roms à Cysoing ». Le site des ami(e)s de Lutte en Nord, qui relayait un appel à une contre-manifestation, indique que, sur la page F****b**k de l’évènement on peut lire, entre autres commentaires haineux, celui-ci : « à vos chalumeaux ! »...

jeudi 27 septembre 2012

Parade d'intimidation

La menace que fait peser sur notre beau pays l'« islamisme radical », qu'elle vienne de l'intérieur, ou de l'extérieur, ou qu'elle campe à cheval sur nos frontières, est peut-être bien réelle...

(Je n'en sais rien et je n'ai pas les moyens de le savoir.)

Ce peut être, dans le même temps, une sorte d'épouvantail bien commode pour ceux qui ont les moyens de faire croire qu'ils ont les moyens de savoir.

Et cela leur donne l'occasion de faire savoir qu'ils ont les moyens d'agir.

Le ouiquende dernier, on les a spectaculairement déployés, par cars entiers sur une bonne partie du territoire, au prétexte d'éviter que ne s'exprime trop vivement le désaccord de certain(e)s avec l'usage qui avait été fait de la liberté d'expression par l’équipe des désopilants humoristes de Charlie Hebdo. On a pu lire dans la presse, au début de cette semaine, que la France ne s'était pas enflammée... Et puis l'on est passé à des choses beaucoup plus importantes : quel allait, par exemple, être le dessin de couverture du prochain numéro de notre vaillant hebdomadaire satirique ?

Dès le samedi soir, on avait pu apprendre en ligne qu'il ne s'était rien passé de notable. On pouvait trouver, sur le site du Huffington Post, un copieux reportage au titre-valise - Important dispositif policier dans Paris, crainte de manifestations illégales : une femme voilée interpellée au Trocadéro, calme plat à la Concorde - donnant tous les détails sur la grande parade des forces de police et de gendarmerie. Les journalistes présents sur place pour couvrir, en temps réel, cette absence d'événement ont bien fait leur travail. Place du Trocadéro, ils ont rencontré un certain « Rachid, 35 ans, musulman pratiquant et père de trois enfants » qui aurait bien voulu manifester, « mais tranquillement », et place de la Concorde, ils ont débusqué un certain « Youssef, 16 ans, de Bagnolet », « tout de noir vêtu, haut de survêtement et cheveux très courts », qui leur dit être « là pour foutre la merde, tu vois, comme les casseurs dans les manifestations »... On admire un tel professionnalisme.

Comme en passant, et surtout comme si cela allait de soi, on signale que, sur l'esplanade du Trocadéro, également nommée, si je ne m'abuse, Parvis des Droits de l'Homme,  « au moins une quinzaine de personnes, dont plusieurs femmes voilées, ont été emmenées dans un "panier à salade" garé sur la place, après avoir refusé de présenter leurs papiers », tout en suggérant qu'elles l'ont bien cherché, tout de même, puisque « l'une d'entre elles, particulièrement virulente, criait "je m'en remets à Dieu", en étant dirigée vers le car de gendarmerie mobile »...

Et sans le moins du monde surenchérir, l'article ajoute, en renvoyant confraternellement au Parisien, que « l'une de ces femmes voilées, qui était assise autour de la place, a crié "J'emmerde la laïcité", avant d'être interpellée par des policiers en civil sous le regard des passants et des journalistes ».

Peut-être lui reprochait-on une sorte de blasphème...

Comme il est plus facile de recueillir les confidences d'un gamin de Bagnolet qui se la joue place de la Concorde que de dialoguer avec une femme portant le « voile islamique » que l'on vient d'humilier publiquement, on cherchera en vain, dans la presse, le moindre témoignage direct de l'une ou l'autre de ces « femmes voilées », interdites de séjour sur la plus belle des esplanades de la capitale.

La vidéo du Parisien, montage abrupt de quatre séquences intitulé La place du Trocadéro interdite aux femmes voilées, donne à voir la colère de l'une d'elles, sans explication, et la tristesse résignée de quelques autres...

En voyant ces images, je me suis dit qu'à ce train-là, je ne tarderai pas, moi aussi, à être pris de l'envie de conchier cette laïcité-là.

Une certaine image de la France.
Parvis des Droits de l'Homme (et de la Femme), 22 septembre 2012.
(Photo : DR.)

On peut admettre que c'est un sage principe de prudence minimale qui a conduit les autorités à interdire les rassemblements de samedi dernier.

Hier, on apprenait que les mêmes autorités avaient finalement autorisé la manifestation prévue samedi prochain, sous la forme d'une grande parade d’intimidation, par le groupe des Jeunesses Nationalistes...

C'est du moins ce qu'annonçait le site de Street Press, qui est à peu près le seul média, avec la Feuille de Chou et Ras l'front - Isère, à avoir parlé de ce projet.

On pouvait y lire :

Info StreetPress - Bonne nouvelle pour tous les antisémites, les islamophobes et les anti-républicains. La manifestation du groupuscule néo-fasciste Les Jeunesses Nationalistes aura bien lieu samedi 29 septembre à Paris. C'est la préfecture de police qui l'indique.

Autorisation Jointe par StreetPress, la préfecture de police de Paris a confirmé avoir donné son autorisation au groupuscule d'Alexandre Gabriac et d'Yvan Benedetti de défiler dans les rues de la capitale. « Tout a été déclaré dans les règles, il n'y a pas de motifs d'interdiction », fait-on valoir du côté des forces de l'ordre. Pour être interdite, une manifestation doit être susceptible de provoquer « des troubles à l'ordre public » ou « être dans l'impossibilité technique de se réaliser ». Des risques écartés par la préfecture de police qui a rendu sa décision mercredi matin.

(...)

Décision politique Un des slogans du rassemblement sera « Islam hors d'Europe », tandis que l'écrivain antisémite Hervé Ryssen est attendu dans le cortège. Quand on fait valoir que les manifestations « contre l'islamophobie » du week-end du 22 septembre ont été interdites pour moins que ça, le service com' de la préfecture de police se défausse : « C'est une décision politique, je ne peux pas vous répondre. »

Ce matin, cet article était précédé d'une mise au point :

Edit du 27.09 à 10h45 : La préfecture de police de Paris vient de faire savoir à StreetPress que la déclaration de manifestation des Jeunesses Nationalistes était toujours à l'étude. Le préfet devrait prendre une décision jeudi ou vendredi. Hier pourtant, la préfecture assurait que la déclaration avait « été examinée » et que la manifestation « aurait bien lieu ».

A-t-on compris, à la préfecture, qu'il y avait d'autres « prédicateurs de haine » que les « salafistes » et assimilés ?

Je n'en sais rien et je n'ai pas les moyens de le savoir.

Reste que je demeure attentif aux mises à jour de mes ami(e)s de Ras l'front - Isère, qui suivent cela de près...

Une certaine image de la France, bis.
Manifestation des Jeunesses Nationalistes à Lyon, janvier 2012.


Ajout du 28 septembre :

Après, semble-t-il, quelques atermoiements, l'interdiction de cette manifestation a été prononcée par les services de la préfecture de police de Paris.

Selon Le Monde, qui cite l'AFP, qui cite la préfecture :

Cette interdiction "a été prise au regard des troubles à l'ordre public" que cette manifestation "n'aurait pas manqué d'engendrer".

mercredi 26 septembre 2012

Remembrances rimbaldiennes

C'est à dix-sept ans, il me semble, que j'avais, avec un sérieux qui n'était pas de mon âge, appris par cœur Le bateau ivre d'Arthur Rimbaud.  Il ne me reste en mémoire que des bribes, quelques quatrains, quelques vers isolés, que je dis encore de temps en temps pour faire mon malin, mais toujours aussi mal et de plus en plus trébuchant.

Probablement émue par le délabrement de mes facultés mnésiques, la fondation néerlandaise Tegen-Beeld a pris l'initiative de faire calligraphier, par le graphiste Jan Willem Bruins, les vingt-cinq quatrains du poème de Rimbaud sur un mur parisien. Cette solide construction, de bel appareil rébarbatif, longe la rue Férou, dans le sixième arrondissement. Elle marquait autrefois la clôture d'un petit séminaire dont les bâtiments  ont été depuis convertis en centre des finances publiques. Nos impôts - comme disent les bons Français - ont été, semble-t-il, assez peu mis à contribution dans le financement de cette opération, prise en charge par l'Ambassade des Pays-Bas à Paris et deux bonnes centaines de donateurs néerlandais. La Mairie de Paris a peut-être offert quelques plateaux de petits fours pour l'inauguration du 14 juin 2012, mais je ne saurais l'assurer.

Jan Willem Bruins au travail.

Pour améliorer ma diction désastreuse, j'ai écouté attentivement quelques enregistrements que j'ai pu trouver - ceux de Gérard Philippe, de Fanny Ardant, de Philippe Léotard, de Léo Ferré... Las ! aucune de ces interprétations ne me convient vraiment, car aucune ne me fait entendre ce que, lisant, j'entends - ou ce que, disant, je ne puis faire entendre...

Dire la poésie est un art difficile qui exige que l'on sache maintenir un fragile équilibre entre la récitation atone et la déclamation théâtrale - la première option étant néanmoins préférable à la caricature de la seconde, représentée par un excessif cabotinage à la Luchini. Quant à l’accompagnement musical, lorsqu'on se croit obligé d'en tapisser le fond sonore, il ne s'impose pas à mon goût car, très doux de nature et plutôt glabre, je déteste que l'on me hérisse le poil.

Au lieu de perturber le flot d'un poème en parsemant son parcours d'éclats harmoniques plus ou moins congrus, on peut aussi le mettre en musique... Deux grands musiciens, au moins, ont composé des cycles de mélodies sur des poèmes de Rimbaud : Benjamin Britten, avec Les Illuminations, pour soprano (ou ténor) et cordes, en 1939, et Gilbert Amy, avec Une Saison en enfer, pour soprano, piano, percussion et bande électroacoustique, en 1980. Mais, à ma connaissance, aucun compositeur n'a mis en musique Le Bateau ivre.

Pochette du Rimbaud de John Zorn.

Le Bateau Ivre de John Zorn, premier morceau de l'album sobrement intitulé Rimbaud, sorti au mois d'août chez Tzadik, est une pièce d'une dizaine de minutes destinée à un orchestre de chambre. Zorn a repris la distribution instrumentale, devenue presque classique, du Pierrot lunaire d'Arnold Schönberg, flûte, clarinette, piano et cordes, y supprimant la voix et y adjoignant un vibraphone (*). Cet ensemble sonne parfois à la manière de la musique qu'au temps où je découvrais Rimbaud, les fines oreilles trouvaient « un peu d'avant-garde, non ? ». Cela peut ajouter une discrète touche de remembrance mélancolique au plaisir que l'on prend à l'écoute de cette composition où Zorn joue avec beaucoup de fluidité - et c'est bien le moins pour illustrer « les clapotements furieux des marées » - sur les rythmes et les timbres comme un enlumineur jouerait des traits et des couleurs pour orner sur la page ce que le texte du poème abandonne aux marges, et à la rêverie.

Enluminures également, les deux pièces inspirées par Une saison en enfer et les Illuminations, mais avec des moyens musicaux tout à fait différents.

Pour A Season in Hell, John Zorn a fait appel à Ikue Mori, une complice musicale de longue date, que l'on sait capable de déchaîner tous les démons de l'enfer avec un simple ordinateur portable... Tous deux le font, et c'est bien comme ça.

Le libre commentaire des Illuminations semble, de prime abord, beaucoup plus sage. Il est confié à un solide trio de jazz classique - piano, basse, batterie (**) -, qui s'amuse beaucoup à « embrasse[r] l'aube d'été » et qui sait découvrir « les pierres précieuses qui se cachaient »...

Album zutique, feuillet 38.
Rimbaud dans son bateau ivre.
Dessin non signé attribué à Gill.
(Emprunté au site Arthur Rimbaud, le poète.)

La dernière pièce rimbaldienne proposée par John Zorn emprunte son titre, Conneries, à une section de l'Album zutique où sont regroupés trois sonnets signés Rimbaud, Jeune goinfre, Paris et Cocher ivre. Mais le choix de textes fait par Zorn s'étend à l'ensemble des poèmes de l'Album, avec un retour fréquent aux Remembrances du vieillard idiot, pastiche du bon François Coppée. C'est Mathieu Amalric qui prête sa voix dans ce morceau, disant, criant, hurlant les textes, soutenu par John Zorn au piano, à l'orgue, à la guitare, à la batterie, au saxophone alto et aux divers bruitages et bidouillages acoustiques. Collage éclaté, tonitruant, cette composition devrait heurter les fines oreilles bien éduquées qui la trouveront inaudible...

Tant pis pour elles.


(*) Tara Helen O'Connor, flute ; Rane Moore, clarinette ; Alex Lipowski, vibraphone ; Steve Beck, piano ; Erik Carlson, violon ; Elizabeth Weisser, alto ; Chris Gross, violoncelle ; Brad Lubman, direction.

(**) Stephen Gosling, piano ; Trevor Dunn, basse et Kenny Wollesen, batterie.


PS : Dire la poésie est un art difficile, oui, mais qui réserve, à l'occasion, des surprises, comme cette version de Matinée d'ivresse, dite en deux langues, avec un décalage dans les voix qui en fait un tout autre objet poétique...

Lizzy Mercier Descloux et Patti Smith.

lundi 24 septembre 2012

Le démon de la symétrie

Miscellan. Langage. — Ceux qui font les antithèses en forçant les mots font comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. 

Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes.

Blaise Pascal, Pensées, première édition en 1670, et plein d'autres après.


Si, au cours d'un entretien, un(e) journaliste amène l'interviouvé(e) au bord du lapsus, on trouvera que c'est là une pratique bien inamicale, et peut-être même contraire à une certaine déontologie.

Pourtant, cette maïeutique journalistique qui permet de libérer la parole devrait être enseignée dans les écoles...

On pourrait, par exemple, y étudier cet échange :

Êtes-vous toujours pour l'interdiction du voile dans l'espace public ? Dans la rue ?

Oui, les magasins, les transports, la rue...

C'est une mesure liberticide...

Ça dépend de ce que vous considérez comme la liberté. On vous interdit de vous balader nus dans la rue... C'est liberticide ?

Comment définissez-vous qu'un voile est religieux ou pas ? Cela pose un problème d'application de la loi...

C'est interdit. Le voile est interdit. C'est clair ! On est capable de faire la différence entre un voile religieux et un voile qui ne l'est pas.

Cette interdiction vaudrait pour tous les signes ostentatoires ?

Qu'appelez-vous des signes ostentatoires ?

La kippa par exemple...

Il est évident que si l'on supprime le voile, on supprime la kippa dans l'espace public.

Je ne sais qui, des journalistes du Monde présents - ces propos ont été recueillis par Luc Bronner, Abel Mestre et Caroline Monnot -, conduisait, à ce moment-là, la conversation avec madame Marine Le Pen. Par conséquent je ne sais à qui attribuer l'heureuse idée de lui avoir proposé le mot « kippa » qu'elle reprend ensuite sans sourciller... Je remarque simplement que l'interviouvée elle-même avait appelé une suggestion en croyant judicieux et/ou astucieux de rétorquer par une nouvelle question à l'interrogation précédente. La ou le journaliste alors en charge du dialogue n'a eu qu'à lui tendre une perche, qui n'était certainement pas celle qu'elle attendait.

Car cette perche, voyez-vous, était aussi un piège.

Une innocente perche du Nil (Lates Niloticus).
(Photo : Demeke Admassu.)

Revenant sur ces propos, madame Le Pen a cru bon, afin peut-être de noyer le poisson, de donner les explications nuancées suivantes :

Si j'avais limité cette interdiction au voile, on m'aurait immédiatement brûlée en place de Grève pour islamophobie et, dans la République que je chéris, eh bien les règles sont égales. Et par conséquent elles doivent également s'appliquer à l'ensemble des religions, même si incontestablement certaines posent plus de problèmes que d'autres.

Afin d'éviter la crémation « en place de Grève pour islamophobie », notre Jeanne d'Arc nationaliste, bien décidée à bouter hors de France « tous les intégristes étrangers », s'est donc vue contrainte d'apporter à son discours l'élégance rhétorique de la symétrie.

Pour ce faire, elle a pris l'exemple de la kippa... 

(Et ce faisant, elle adoptait une position symétrique de celle prise par la rédaction de Charlie Hebdo, choisissant de placer en couverture de leur si amusant dernier numéro une « caricature », assurément désopilante pour les amateurs du genre, représentant deux supposés « intouchables », l'un juif et l'autre musulman, rappelant qu'il ne « faut pas se moquer »..)

Cette symétrie si séduisante à première vue, madame Le Pen a tenté de la déconstruire. Elle ne peut que maintenir sa demande d'extension de la loi de 2004 - qui interdit dans l'enceinte des écoles, collèges et lycées publics, « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » - à l'ensemble de l'espace public. Elle tient à proclamer que « la kippa ne pose pas de problème dans notre pays », mais maintient qu'il faudra l'interdire dans la rue, au même titre que le voile, au nom de l'« égalité entre les exigences que l'on demande aux uns et aux autres ». Et, au bord du pathétique, on l’entend demander à « nos compatriotes juifs » de bien vouloir consentir à « ce petit effort, ce petit sacrifice sûrement » qui serait de vouloir accepter l'interdiction du port de la kippa sur la voie publique... 

Le recours à la symétrie mène aussi bien à l'établissement d'analogies que d'oppositions. On voit à peu près quel usage entend faire madame Le Pen de ce démon rhétorique. Ce qu'elle veut ici faire passer pour exigence d'égalité, mène bien à produire une « antithèse » - pour reprendre le mot de Pascal - entre une religion qui poserait « plus de problèmes que d'autres » et une religion qui ne poserait « pas de problème dans notre pays »...

Même piégée par ce qu'on dénoncera comme une perfidie journalistique, la présidente du Front National, prochainement Rassemblement bleu Marine, finira sans doute par obtenir un assentiment de la part de « nos compatriotes juifs ». Déjà, le grand rabbin de France, Gilles Bernheim, dénonce l'« amalgame » entre le port du voile et celui de la kippa, mais en se démarquant très nettement de ses compatriotes musulmans :

Les juifs n'ont jamais demandé ou cherché à imposer le port de la kippa dans les lieux publics, donc je ne vois pas à quoi cette injonction répond.

Beaucoup de femmes musulmanes, elles, verraient très bien, je pense, à quoi répondrait l'injonction qui leur serait faite de ne pas porter le voile dans « les magasins, les transports, la rue »...


PS : Parfois je rêve... Et je me souviens...

Souvenir : A l'époque où bien de mes collègues enseignant(e)s se sont senti(e)s porté(e)s par le souffle laïcard d'un faux féminisme dogmatique et sont parti(e)s en guerre contre le port du voile, quelques élèves, et parmi elles d'authentiques normandes de souche, avec un arbre généalogique en forme de pommier, et portant croix dorée en pendentif, avaient, par jeu, par provocation, mais aussi par esprit de justice, adopté pour elles-mêmes cet accessoire vestimentaire.

Rêve : Que « nos compatriotes juifs » puissent s'inspirer de cette simple solidarité-là...

samedi 22 septembre 2012

L'intouchable liberté de caricature

Quitte à passer pour légèrement opportuniste - mais de cela personne ne se soucie -, je dois dire que j'apprécie très rarement le talent de Charb, dessinateur, journaliste et directeur de publication de Charlie Hebdo.

Mais aujourd'hui, je dois m'incliner.

Sa performance de mercredi, immortalisée par la série de photographies de Fred Dufour, de l'AFP, m'a convaincu.

Mignon tout plein dans un seyant petit machin à rayure, il tend vers l'objectif la couverture du dernier numéro de Charlie Hebdo, en arborant une belle tête de vainqueur. L'image la plus craquante est celle où on le voit lever son petit poing de vaillant résistant au monde si menaçant de l'intégrisme musulman.

C'est là, à mon avis, une des meilleures caricatures qu'il ait jamais réalisée : celle d'une parfaite tête-à-claque autosatisfaite.

 Photo : Fred Dufour / AFP.

Je fais, bien sûr, la part de la volonté d'autodérision, spécialité maison, car je n'oublie pas que Charlie Hebdo pratique un humour de qualité certifiée. D'ailleurs, je suis mort de rire, comme il se doit. Mais je me demande si cette composition de « second degré » n'affiche pas, en plus d'un dessin de couverture, un assez plombant esprit de sérieux.

Répliquant à Céline Rastello, du Nouvel Observateur, qui lui demande ce qu'il a « à répondre au CFCM (Conseil français du culte musulman) qui se dit "consterné" et au recteur de la Grande Mosquée de Paris Dalil Boubakeur qui appelle à "ne pas verser de l'huile sur le feu" », le rédacteur en chef, Gérard Biard, termine en disant :

Nous ne faisons pas de provocation, nous sommes dans notre rôle. Nous avons juste fait notre travail.

Ce « travail » a, semble-t-il, pour objectif de dénoncer les influences néfastes des religions , et sans doute, à terme, d’œuvrer à leur totale éradication. Devant Xavier Ternisien, du quotidien Le Monde, le rédacteur en chef reconnaît que c'est ce combat qui assure la cohésion de sa fine équipe :

S'il est un sujet qui cimente la rédaction, c'est bien celui de l'anticléricalisme. "L'attaque contre toutes les religions, c'est ce qui constitue notre identité, constate Gérard Biard. La rédaction comprend des anarchistes, des écolos, des communistes, des trotskystes, des socialos. Mais on est tous d'accord sur le fait religieux. Et je pense que nous sommes tous athées."

Même si l'on doute que la caricature, la dérision et l'ironie soient des outils bien adaptés pour « écraser l'infâme », on admettra que ce « travail » est, en réalité, une grande, belle et noble mission... Elle comporte de telles exigences que l'on peut s'attendre à une très prochaine théorisation du « devoir de blasphème ».

(Le jour où mon agnosticisme m'imposera des devoirs, je me ferai, pour le moins, curé.)

Le terme d'« anticléricalisme » profile le spectacle d'une joyeuse tablée où l'on se repaît indifféremment du curé, de l'imam, du rabbin, du bonze ou du lama, tous assaisonnés à la sauce satirique qui fit les grandes heures de la presse française. Les courageux travailleurs de Charlie Hebdo devraient s'offenser d'une telle image trop réductrice, car leur cuisine use de plus fortes épices. Sébastien Fontenelle, dans un article posté sur Bakchich, met les pieds dans le plat et débusque l'une d'entre elles.

Il permet ainsi de s'interroger sur le travail de la caricature dans l'histoire universelle de la haine.

Liberté de caricature, liberté d'expression.

Dit-on.

Mais pour exprimer quoi ?

jeudi 20 septembre 2012

Quelque part entre Foch et Clemenceau

Le flic le plus populaire de France est aussi, cela tombe bien, le premier d'entre eux.

Il aime assez cette appellation et en use régulièrement, lorsqu'il prend la parole, pour se présenter au public, au cas où celui-ci ne l'aurait pas reconnu.

Ainsi fit-il devant les « préfets de zone de défense, directeurs départementaux et territoriaux, commandants de groupements ou responsables territoriaux de gendarmerie » convoqués par lui, le mercredi 19 septembre, pour entendre sa bonne parole. Elle leur fut généreusement dispensée, en un « discours cadre sur la sécurité » que l'AFP a résumé pour les journalistes absents, et qu'en conséquence on peut retrouver, par fragments, dans la presse. Chaque citoyen(ne) ayant le goût des œuvres complètes  pourra consulter le texte intégral de cette intervention sur le site du ministère de l'Intérieur. Il faut de la persévérance pour en venir à bout. L'allocution affiche, à mon compteur, 48 796 caractères, soit, au pifomètre à l'ancienne, une bonne douzaine de feuillets... Cependant quelques grasseyements typographiques ponctuent le parcours de lecture en diagonale. Et on espère que la prochaine fois, il y a aura des illustrations. 

Pour cette prestation, monsieur Manuel Valls s'était déplacé « dans ce lieu symbolique de l'école militaire », où « de chaque mur (...), transpire la nécessité de la mobilisation, de la cohésion ». Ses troupes avaient été réunies dans un amphithéâtre portant le nom de Foch, et ce fut pour l'orateur l'occasion de se placer sous le patronage symbolique de ce maréchal-là :

Il menait une guerre. Nous livrons une toute autre bataille. J'en retiens bien volontiers la méthode.

Dit-il.

Une suggestion d'illustration :
Camille Ducray, Le Maréchal Foch,
 collection "Patrie", n°40, 1919.

D'un tel discours, et prononcé par ce ministre, il ne faut évidemment attendre aucune avancée dans le domaine des « libertés individuelles » et des « libertés publiques » - expressions qui ont d'ailleurs totalement disparu du discours politique, il me semble. Monsieur Manuel Valls, qui assure aux membres de son auditoire qu'il n'est pas « de ceux qui nient les résultats dus à [leur] action et [leurs] efforts passés » et qui « mesure pleinement les vertus de la conversion vers la police technique et scientifique de masse ou le recours à la vidéoprotection », y verrait sans doute, au contraire, une régression...

Comme pour se démarquer de ses prédécesseurs - il faut bien le faire un peu -, l'orateur revient sur son opposition à  « la politique du chiffre » et livre une critique (presque) détaillée des diverses manipulations insincères de « la statistique publique de la délinquance » qui, jusqu'à son arrivée place Beauvau, a été tenue. Mais pour « sortir de l'instrumentalisation politique et médiatique permanente de données, trop hétérogènes pour être significatives, ou trop agrégées pour ne pas être manipulables », il n'envisage qu'un « tableau d'indicateurs rénovés », dont l'« avant-projet » vient justement d'être mis au point... Il promet « large concertation et, si nécessaire, amendement », et même la consultation d'« un panel de chercheurs » - lesquels ? - avant l'adoption de ce « nouvel outil de pilotage », ainsi validé avec toutes les apparences de la scientificité qui s'imposent, à partir du 1er janvier.

Sa méfiance envers les statistiques de l'ère précédente ne l'avait pas empêché d'en user, probablement, pour s'autoriser à parler avec l'assurance de celui qui sait, quelques paragraphes plus haut, « de la poursuite inexorable de la hausse des violences, de la vive reprise, ces trois dernières années, des cambriolages, de la montée en régime d'une délinquance itinérante, difficile à combattre, parfois liée à des réseaux étrangers, de l'acuité plus forte que jamais du risque terroriste ».

Sans attendre la mise en place de ces très fiables « indicateurs rénovés », le ministre de l'Intérieur a profité de cette réunion des deuxièmes flics de France pour réaffirmer l'utilité et l'efficacité des « contrôles d'identité, comme outil d'intervention », les considérant comme « essentiels à l'activité des services et déterminants dans la lutte contre la  délinquance ». Sa doctrine ne se distingue pas vraiment par l'originalité de son point de vue :

Ces contrôles, j'en réaffirme toute la nécessité lorsqu'un acte de délinquance peut être légitimement suspecté sur la base d'éléments contextuels déterminés. Ou bien lorsqu'ils ont une visée préventive en marge d'un événement ou d'un site particuliers.

Après l'inutile et habituelle petite leçon de morale sur les éventuels abus de cette pratique, il faut bien que notre orateur aborde la question des « contrôles ciblés par le faciès » :

J'ai du respect pour la sincérité des promoteurs de la délivrance d'un récépissé à chaque contrôle d'identité. Je maintiendrai le dialogue avec eux. Mais, il me semble très difficile de retenir leur proposition, en définitive peu développée à l'étranger. Elle serait beaucoup trop bureaucratique et lourde à gérer, et porteuse de difficultés juridiques nouvelles en termes de traçabilité des déplacements et de constitution de nouveaux fichiers. En outre, partout où elle existe, elle est associée à une classification de la population incompatible avec notre conception républicaine.

Les « promoteurs de la délivrance d'un récépissé à chaque contrôle d'identité » s’estimeront donc heureux que monsieur Valls daigne encore leur adresser la parole et maintenir le dialogue... Mais quelle idée ont-ils eue de faire une proposition qui « partout où elle existe, (...) est associée à une classification de la population incompatible avec notre conception républicaine » ! Ils doivent avoir bien honte, maintenant...

Monsieur Valls est persuadé « qu'il existe de meilleures façons de traiter sérieusement le sujet de fond », et il expose ce qu'il va faire :

Dans le respect des prérogatives de l'autorité judiciaire, le cadre strict d'exercice des contrôles d'identité sera rappelé par les directeurs généraux, y compris s'agissant des modalités de déroulement des contrôles et de recours à la palpation de sécurité. Le code de déontologie sera précisé et complété. Enfin, je proposerai, après concertation avec les partenaires sociaux, de rétablir sur l'uniforme ou le brassard un élément d'identification, comme le numéro de matricule.

Je suppose que « cadre strict » et « code de déontologie » doivent être de ces expressions qui font mourir de rire en se roulant par terre - ou l'inverse - lorsque, à la pause, s'échangent les blagues entre derniers flics de France...

Et, chacun(e) l'aura remarqué, la « concertation avec les partenaires sociaux » devrait permettre, dans quelque temps, de conclure que le retour du matricule en devanture pourrait, comme toute forme de contrôle des contrôlés sur les contrôleurs, « compliquer, de manière déraisonnable, le travail des policiers et des gendarmes sur le terrain ».

Après avoir tenu la jambe de tout son monde pendant un bout de temps, monsieur Manuel Valls a sans doute voulu terminer de manière plaisante :

J'ai évoqué, en introduction, le Maréchal Foch, un militaire. L'équilibre des forces m'invite à convier, en conclusion, un civil, grand homme d'Etat et grand ministre de l'Intérieur. Un homme dont – ce n'est plus un secret – la lecture des écrits m'inspire.

Clemenceau et Foch, avaient des différences. Des oppositions parfois. Ils se retrouvaient, pourtant, dans un même amour acharné de la France.

En 1917, alors que devant le Sénat, Clemenceau donnait sa définition du courage, qui pour lui consistait à aller droit devant soi, il définissait aussi le cap de son action. Agir pour finalement se dire "J'ai donné à mon pays, tout ce que je pouvais". Donnons donc à notre pays tout ce que nous pouvons.

Ceux qui aimeraient respirer un peu n'en demandent pas tant...

Contrairement à celui qu'il inspire, 
Clemenceau avait parfois de l'humour.
(Dessin de Gill, date imprécise,
avec la signature de Clemenceau
précédée de : Vu et désapprouvé.)

mardi 18 septembre 2012

Claquement de porte

Le lundi 10 septembre, selon des échotiers à l'oreille fine, on entendit une porte claquer dans l'immeuble de la rue Sébastien-Bottin qui abrite les Éditions Gallimard. Le bruit en fut aussitôt répercuté par les gazettes, et l'on ne manqua pas de signaler que l'on avait vu, peu de temps après, monsieur Richard Millet arborer, en descendant la rue, un air encore plus mécontent que d’habitude.

Cependant, aucun des téléobjectifs furtifs postés en face des fenêtres du numéro 5 n'a pu prendre la photographie du grand écrivain en train de faire, seins nus, une démonstration de force virile, face à Annie Ernaux ou Jean-Marie Gustave Le Clézio, inopinément croisés dans un couloir.

La rumeur n'envahit donc pas la presse pipole...

Charge d'intimidation ironique chez un grand primate sans écriture.

Un peu plus tard, à la fin de la semaine, j'appris que Richard Millet avait remis à Antoine Gallimard sa lettre de démission du comité de lecture de la maison.

Il devrait néanmoins continuer son travail de conseiller littéraire auprès de « ses » auteurs, mais en « prenant du champ ».

Cela veut peut-être dire qu'il pourra désormais rester chez lui.

Si c'est le cas, cela doit lui être un grand soulagement. Il serait ainsi débarrassé de cette corvée de se rendre tous les après-midi dans son bureau au cœur de Paris où l'attendait une pile de manuscrits. On imagine qu'il devait rêver de ne plus avoir à emprunter quotidiennement les transports en commun qui lui font tant de mal. Il nous a assez parlé, dans ses écrits et ses interventions radiophoniques, des troubles identitaires profonds qu'il éprouve dans les stations et voitures du réseau express régional pour qu'empathiquement on se réjouisse de cet allègement de ses tourments.

Et pour ses autres déplacements, qu'ils soient de loisir ou de confort, un(e) de ses ami(e)s pourra toujours lui conseiller de s'équiper d'un deux-roues.

(Mais pourrait-il supporter de se retrouver, à un feu rouge, entouré d'une escouade multiculturelle de livreurs de pizzas et/ou de sushis ?)

((Et si cela lui permettait, enfin, de renouveler son inspiration ?))

Le livreur de pizzas de Xavier Veilhan.

On ne nous a pas dit, finalement, quelle porte avait claqué chez Gallimard, et il est possible que ce fut celle des toilettes...

Au mois d'août, Christophe Ono-dit-Biot s'était senti obligé de recenser, pour Le Point, les trois derniers ouvrages lâchés en rafale par Richard Millet. Il commençait par un rappel :

« J'ai toujours eu du mépris pour les discours dominants », nous déclarait-il en janvier 2009 alors que nous l'interrogions avec Franz sur La confession négative, livre où il racontait une guerre au Liban qui fut peut-être la sienne (cf. Le Point n° 1897). Ajoutant que « vivre, c'est s'occuper de la merde », et qu'« écrire, c'est la remuer ».

Il y a certainement là matière à une réflexion littéraire d'importance...

Je n'ai pas cherché à l'aborder, préférant me reporter aux premières pages d'un roman de notre auteur, Lauve le pur, paru en 2000 chez P.O.L., éditeur. Il y présente son héros, dans le métro après un dîner solitaire, prenant le parti hautement symbolique de « s'abandonner enfin à ce qui lui rongeait le ventre ». De retour en son pays natal, le canton imaginaire de Siom, sur le plateau de Millevaches, il raconte à des connaissances - regroupées en un narrateur collectif qui, à son tour, raconte l'aventure au lecteur -, « comment il s'était laissé aller, tout doucement, comme si la douceur avec laquelle il se vidait était la réponse à l'opiniâtre force du mal »... 

Ce qui donne, si l'on veut se faire une idée du phrasé, et de la phraséologie, de notre auteur :

Il n'avait pas, cette nuit-là, échappé à l'opprobre, les yeux toujours attachés à ceux de la jeune rousse devant qui il s'était mis debout, au fond du wagon, les bras écartés, les doigts repliés sur les barres d'acier, et se vidant sans bruit, non pas d'un seul coup, mais peu à peu, par saccades, au rythme des roues du train. Bien mieux qu'une délivrance : de la joie, oui, quelque chose d'inexplicable qui lui faisait soutenir le regard de la rouquine avec un pauvre sourire, disait-il, parce qu'il venait de se montrer tel qu'il était : un homme seul dans la nuit de Paris, sous terre, plus profond qu'en un tombeau d'Égypte, entre Saint-Michel et Châtelet, ses brages, ses jambes et ses chaussures souillées puant plus que le diable, immobile à l'intérieur de ce qui n'était plus un cercle de lumière mais un îlot d'immondices, sans voir les autres passagers se lever et s'écarter de lui en s'indignant dans plusieurs langues, plus nu, plus obscène que s'il s'était déshabillé devant eux qui ne voyaient plus, si on peut dire, que l'odeur soufrée, fétide, sournoise, scandaleuse, quoique à peu près semblable à celle qui stagne sur une autre ligne, entre Châtelet et Auber, et que tout le monde respire sans broncher, vu qu'on ne peut l'attribuer à personne, celle-là, et que c'est dans une pestilence de cette sorte, dans cette lie, dans ces souffrances-là, qu'on vient au monde et qu'on finira dans quelque chose de pire, et qu'il n'est sans doute pas d'autre moment où l'on soit aussi nu, même dans l'amour ou dans la maladie.

Cet extrait devrait suffire à faire comprendre dans quelle métaphysique de l'humaine condition entend nous faire patauger la littérature au sens de Richard Millet.

(Comme ce morceau de bravoure chiasseuse s'étend sur une cinquantaine de pages, ceux qui ne voient pas voudront bien s'y reporter - il doit même y avoir une édition de poche...)

Cette littérature, qu'il prétend que l'on attaque à travers lui, est peut-être, après tout, celle que nous méritons.

(Je me demande...)

Mais comment se contenter d'une littérature qui ne serait que le chiotte de la pensée ?

(Oui, dans la langue que je parle, « chiotte » change de genre en passant au pluriel, comme « amour », « délice » et « orgue ».)


PS : Puisque le paradigme Céline a souvent été évoqué, voir invoqué, à propos de notre auteur, signalons le roboratif Retour sur l'affaire Céline, mis en ligne sur le blog du Moine Bleu


samedi 15 septembre 2012

... et le chant de tous

... y el canto de todos que es mi propio canto.

... et le chant de tous, qui est encore mon chant.
Violeta Parra, Gracias a la Vida, 1966.

En terminant sur cette allusion au « chant de tous », Violeta Parra ne songeait probablement pas aux foules qui allaient, avec une ferveur massacreuse, reprendre en chœur sa chanson devenue rengaine, et pas seulement à la Fête de l'Humanité...

Ce qu'elle avait enregistré, en  1966, un an avant de se donner la mort, était une ballade délicate, un merci à la vie qui résonnait comme un adieu :

Extrait de Las últimas composiciones de Violeta Parra, 1967.

L'interprétation que devait, dix ans plus tard, en donner Colette Magny, avec Mara à la guitare et Patrice Caratini à la contrebasse, suivait la même ligne de sereine mélancolie :

Extrait de Chili un peuple crève...,
enregistré en 1976 avec Maxime Le Forestier et Mara.
Cette chanson a été reprise sur le disque  Inédits et Introuvables, 
qui, non réédité, est bien sûr redevenu introuvable.

Si j'étais cohérent, je devrais en vouloir à Joan Baez dont le coup de pouce, dans son album de 1974 et surtout dans ses concerts, allait propulser cette chanson sur la scène mondiale avec une rythmique qui n'était pas vraiment la sienne...

Mais je ne suis pas cohérent.

Et puis, comment en vouloir à une grande interprète qui sait aussi prêter sa voix à de plus grandes, comme elle le fait ici :

Mercedes Sosa - La Negra - et Joan Baez, le 5 juin 1988 à Xanten, en Allemagne.

mercredi 12 septembre 2012

Orthodoxie policière

Inéluctable conséquence d'un printemps qui ressemblait à une toussaint aggravée, mes deux pommiers sont dépourvus de pommes.

(Ainsi que mon cognassier, mais son cas est à peu près normal : il n'a jamais produit de pommes.)

Se foutront éperdument de ces tristes informations celles et ceux qui vivent plutôt au rythme des « saisons » des séries télévisées et qui sont arrivé(e)s sur cette page à la suite d'une erreur de télécommande...

Ce n'est pourtant pas sorcier...
(Publicité de 1955 pour une des premières télécommandes sans fil,
trouvée sur le Soleil qui affirme la tenir de la famille de M. Eugène Polley.)

Je n'aurai pas l'outrecuidance d'apprendre à ces égaré(e)s de la zapette que vient tout juste de débuter la quatrième saison d'Engrenages, « la meilleure série policière française ». On reprend ici l'heureuse expression de Pierre Sérisier qui a anticipé cet important événement sériel en livrant, dans Le Monde des séries, un papier admiratif sur ce véritable fleuron de l'industrie narrative nationale. Il l'a, comme on pouvait s'y attendre, qualifié de « superbe mécanique de précision ». A l'en croire, « cette fiction noire, dure, violente et proche de la réalité contemporaine » se rapprocherait « des belles heures du polar national illustrées par les ouvrages de Jean-Patrick Manchette »...

Vérifier la justesse de cette flatteuse appréciation sur Engrenages exigerait que l'on y jette un œil ou que l'on y mette le nez. Ce que je ne manquerai pas de faire lorsque j'aurai épuisé tous les autres plaisirs que me proposent les arts et les lettres...

A côté des éloges de Pierre Sérisier, la version papier du gratuit 20 minutes a apporté sa contribution au lancement de la saison 4 en publiant un court entretien d'Anne Landois, coscénariste de la série, avec Anne Kerloc'h. Cet article, intitulé « Une criminalité sous-jacente », était chapeauté d'informative façon :

Le crime est parfois pavé d'utopiques intentions. Après la mafia de l'Est et l'ultra-caïd de banlieue, « Engrenages » s'intéresse aux dérives d'anarcho-autonomes. Explications avec Anne Landois, coscénariste.

La première question est d'une parfaite concision et d'une charmante naïveté :

L'actualité vous a inspirés ?

Et la réponse surprend par sa clairvoyance criminologique :

Avec Eric de Barahir, coscénariste, nous avons été marqués par l'embrasement de la Grèce. Les autonomes, ceux qu'on a vus manifester contre les sommets du G8, circulent d'un pays à l'autre, se frottent aux anarchistes grecs, devenus de plus en plus violents avec la crise. Pas une criminalité frontale comme Action directe ou les Brigades rouges en Italie, mais une criminalité sous-jacente.

On se souvient que quelques journalistes éclairés avaient tenté d'attirer l'attention du public sur cette dangereuse internationale de l'anarcho-autonomie. Il est possible que cela ait alerté nos sagaces scénaristes...

Pierre Sérisier, signalant que « l'histoire débute dans les milieux de l'ultra-gauche », avait pensé « immédiatement à la complexe affaire de Tarnac qui, de loin en loin, est revenue occuper la une des journaux pendant quatre années », avant de constater que, « par capillarité », le scénario « gliss[ait] à la question des sans-papier, des squats, des reconduites à la frontière et du traitement des immigrés en situation régulière ou irrégulière vivant sur le sol français ».

Avec un professionnalisme très affuté, Anne Kerloc'h relance la conversation :

Les « méchants» sont des dissidents radicaux d'un collectif de défense des sans-papiers ...

La réponse permet de déceler chez la coscénariste un indéniable enthousiasme narratologique, non dénué, par ailleurs, d'un grand respect de l'ordre républicain :

Cette ambiguïté les rend intéressants. Ils sont différents des clients habituels de la police : des jeunes de la classe moyenne qui font des études, n'ont pas peur des institutions, sifflotent en garde à vue. Il fallait faire gaffe à ne pas les rendre trop sympas, montrer comment l'idéologie peut mener à la radicalisation. Toute la saison joue sur l'ambiguïté. Des immigrés clandestins en abusent d'autres, une famille indépendantiste kurde se conduit en mafia. Cela donne des personnages originaux, passionnants à travailler !

Bien sûr se pose la question de savoir si nos brillants scénaristes ont travaillé sur le motif :

Vous avez eu des contacts dans ce milieu ?

Au début, oui. Mais pour des militants des droits des sans-papiers, « Engrenages » donne trop le point de vue de la police. Ils ont dû avoir un sentiment de trahison car, à la base, c'est une série policière... Au final, un ancien anarcho-autonome venu en consultant nous a permis d'être au plus près de la réalité pour le décor des squats, les slogans, le fonctionnement des groupes. Officiellement, il n'y a pas de hiérarchie, mais il y a toujours un chef. Et les rapports hommes-femmes sont conservateurs. Les femmes font les courses...

(Je suis sûr que cette révélation sociologique de grande portée va vous coller plus d'un téléspectateur dans son fauteuil ! Le temps qu'il s'en remette, Mémaine aura eu celui d'aller chercher la bière au frigo...)

Et parfois l'heureux Glandu aura le choix...

On voit que l'esprit de critique sociale ne trouble guère la candeur d'Anne Landois qui reprend à son compte la construction idéologique de l'« ultra-gauche » mise au point depuis quelques années par les « marchands de peur ». Il est plus que probable que la série qu'elle a coscénarisée contribue, en la mettant en spectacle, à installer davantage cette représentation dans les esprits.

Certes, les plus mal pensants d'entre eux pourront trouver que la caution d'« un ancien anarcho-autonome venu en consultant » est assez légère quand on tient à « être au plus près de la réalité », mais ils sont loin de constituer une grosse part d'audience. Pour les autres, la série Engrenages peut  produire d'autres certificats d'authenticité, à commencer par l'expertise revendiquée du second coscénariste, Eric de Barahir, qui, dans ce qu'il est convenu d'appeler la vraie vie, est policier. Il a eu droit, lui aussi, à son entretien dans 20 minutes, mais c'était avec Charlotte Pudlowski, et à l'occasion du lancement de la saison 3. Il s'y présentait comme « le garant d’une certaine orthodoxie »...

Et sans doute parce cette « orthodoxie » était encore sous garantie, il pouvait expliquer les agissements parfois peu catholiques de ses flics de (docu)fiction en affirmant doctement :

Les gens mentent tout le temps. Pour sortir, la vérité a besoin qu'on les pousse dans leurs retranchements.

Il faut croire que le public s'accommode bien de ces forts relents de flicaille et les apprécie...

Pierre Sérisier, quant à lui, trouve à « la meilleure série policière française » une autre qualité, qui est de faire penser. Cette « fiction qui renvoie à des situations connues», dit-il, « pose des questions auxquelles le rythme frénétique de l'information en continu n'a pas permis de répondre de manière satisfaisante »...

On devine que les réponses suggérées relèvent de la plus authentique  « orthodoxie ».


samedi 8 septembre 2012

Arpenteurs d'un simulacre

Dès l'abord, cela ressemble à une de ces blagues fort appréciées des antimilitaristes qui croient encore que les militaires sont aussi bêtes que les ecclésiastiques.

Ce qui est faux, on le sait bien.

Cette histoire était bien peu connue avant que Xavier Boissel ne s'en empare pour en faire un livre que les bons libraires - c'est à cela qu'on les reconnait - proposent encore aux lectrices et lecteurs qui fréquentent leurs échoppes. 

Xavier Boissel,
Paris est un leurre
 La véritable histoire du faux Paris.

A la fin de la première guerre mondiale, vers 1917, l’État-major français décide de planifier une réplique de Paris et de ses environs destinée à duper les aviateurs allemands susceptibles de venir bombarder l'agglomération parisienne. (...)

Nous disent les premières lignes du prologue.

Xavier Boissel a commencé par se pencher sur la documentation relative à cet étonnant projet. Elle n'est pas très abondante et, du service historique de la Défense à Vincennes, il lui fut répondu qu'on n'en pouvait trouver aucune trace dans le fonds d'archives... Il put cependant rassembler bon nombre de détails sur cette tentative inaboutie - les installations prévues se furent pas opérationnelles avant l'armistice de novembre 1918 - et même retrouver, dans une collection privée, des clichés d'époque. Il put, surtout, localiser avec précision les endroits qui avaient été choisis pour qu'on y construise le simulacre lumineux de la ville, qui devait leurrer les aviateurs de l'armée allemande.

Tout cela aurait pu donner de quoi alimenter un petit articulet bien troussé - c'est en gros le prologue du livre -, mais ce n'est pas vraiment l'idée qui est venue à notre auteur :

Les lieux où devaient être construite cette ville en fac-similé requéraient que l'on s'y rende, qu'on les arpente méticuleusement, que l'on soit à l'affût du moindre signe susceptible de renvoyer à cette chimère, que l'on pousse l'investigation au cœur de la syntaxe urbaine, attentifs aux lapsus du territoire. Il fallait, quand bien même le réel est toujours déceptif, accorder créance au genius loci.

Il s'est donc lancé à la dérive, avec la complicité de Didier Vivien pour les photographies et celle de Gaspard Vivien pour la cartographie et les simulations, dans une Tentative d'épuisement d'un leurre parisien...

C'est le titre du premier chapitre.

Plan de la zone B' du faux Paris,
reproduit dans le cahier photo.
(L’Illustration n°4048, 2 octobre 1920.)

Cette divagation sur les lieux où se sont depuis longtemps évaporés les vestiges d'une ville factice a été réalisée les 18 et 21 décembre 2011 sur deux des sites qui avaient été retenus par l’État-major en 1917. Le livre et le site associé en retracent, par l'image et l'écriture, le parcours et en recensent les découvertes...

L'itinéraire des arpenteurs se développe aux frontières des territoires du réel « toujours déceptif », se heurte à l'entrée d'une caserne, longe une boucle de la Seine, traverse l'autoroute A1...

(Je ne résume pas, je fais du vrac.)

Et l'on se réjouit que, par un effet somme toute prévisible du hasard objectif, cette errance à la poursuite d'un faux semblant finisse sa course dans le vrai semblant des installations assez minables, mais bien réelles, de « Morlu City »...

Morlu City, vue partielle.
(Photo : Didier Vivien.)

Le chemin de Xavier Boissel et de ses complices en dérive psychogéographique en croise d'autres, et de ceux qui jamais ne déçoivent.

Ce sont les chemins de la réflexion, et l'on y rencontre « toute une constellation de penseurs, de Günther Anders à Jean Baudrillard en passant par Daniel J. Boorstin ou Guy Debord, qui se sont efforcés de conceptualiser le règne désormais généralisé du faux ».

Et bien d'autres encore au fil des pages.


PS : Une citation de Guy Debord, à la fin de l'avant-dernier chapitre, qui affirme que « Paris n'existe plus » - mais a-t-il jamais existé ? - m'a donné l'envie de revoir le film dont elle est tirée, In girum imus nocte et consumimur igni, 1978. On peut le trouver sur le site UbuWeb...

mercredi 5 septembre 2012

Le regard conscient

Sous les cheveux blancs coiffés en casque, l’œil de la vieille dame est pétillant. Devant la caméra (*), et avant de faire transférer ses archives dans les réserves du Maria Austria Instituut  à Amsterdam, elle passe en revue le travail de sa vie, ce que son œil a su voir et qu'avec son métier de photographe elle a su mettre dans la boîte. Ces musiciens tziganes qui s'étaient installés au bord du lac Balaton, raconte-t-elle, elle avait commencé à les photographier, mais elle avait préféré changer de point de vue et les rejoindre. Quand elle était arrivée, ils avaient déjà remballé leurs instruments et commençaient à partir... Alors elle avait pris au vol cette image d'un jeune garçon portant un violoncelle, puis en avait d'autres, de face, plus posées mais pas mieux composées. Avec cette série, à vingt-et-un ans, elle avait fait ses preuves de photographe et, dit-elle, elle aurait pu s'arrêter là.

Mais elle avait continué.

 Eva Besnyö, Sans titre, 1931.
(Garçon au violoncelle, Lac Balaton.)
© Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam.

Eva Besnyö était née en 1910, à Budapest, dans une Hongrie déjà répressive et anti progressiste, fille d'Ilona Kelemen et de Bela Blumengrund. Face à la montée de l'antisémitisme, son père, qui était, par ailleurs, l'un des avocats des mouvements féministes hongrois, a été amené à modifier son patronyme. Ces parents clairvoyants ont eu le souci de permettre à leurs trois filles d'accéder, par leurs études et/ou une formation professionnelle, à une position d'indépendance. Pour Eva, cela passera par l'apprentissage du métier de photographe.

Mon oncle, qui était excellent musicien, a dit qu’il me trouvait du talent pour la photographie. J’avais un tout petit appareil, pas terrible, un Brownie Kodak, et effectivement j’avais fait de belles photos. Il m’a demandé si j’aurais envie d’apprendre la photographie. J’ai dit oui, que ça me tentait. Mais en même temps je ne savais pas trop ce que ça voulait dire. Alors évidemment mes parents m’ont trouvé la meilleure adresse possible et c’était chez József Pécsi.

Explique Eva Besnyö dans un entretien de 1991 avec Marion Beckers et Elisabeth Moorgat - cité par Bernard Perrine dans Le Journal de la Photographie.

A vingt ans, elle quitte Budapest pour aller vivre à Berlin, où elle travaille pour le photographe de presse Peter Weller avant de s'installer à son compte. Avec l'entourage de son compatriote le peintre et photographe György Kepes, dans le voisinage de l’École des travailleurs marxistes de Berlin, elle vit ses premières années d'indépendance. Mais ce sont aussi les dernières années de l'effervescence artistique et intellectuelle berlinoise. Elle est trop lucide pour l'ignorer et, en 1932, elle décide de quitter l'Allemagne pour les Pays-Bas.

C'est ainsi qu'Eva Besnyö deviendra la « grande dame de la photographie néerlandaise ».

Eva Besnyö, Sans titre, 1931.
(Charbonnier, Berlin.)
© Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam

Un an après son arrivée à Amsterdam, elle expose pour la première fois ses travaux personnels à la galerie van Lier. Cette exposition lui apporte une certaine notoriété, et surtout des commandes de photos d'architecture qui lui permettront de gagner sa vie. Membre de l'association des photographes-ouvriers, elle continue d'affirmer ses convictions. En 1936, elle prend part à l'exposition contre les jeux olympiques « D-O-O-D - De Olympiade onder Dictatuur ». En juillet 1940, elle photographie les ruines de la vieille ville de Rotterdam après les bombardements allemands.

Après l'invasion des Pays-Bas par la Wehrmacht, on lui retire sa carte de presse. Elle entre dans la clandestinité, et prête son savoir-faire à ceux qui, de manière bien illégale, fabriquent des faux papiers pour ceux qui en ont besoin. De son côté, en produisant un arbre généalogique trafiqué, elle obtiendra d'être « aryanisée » par le Service de clarification des ascendances litigieuses de La Haye...

Eva Besnyö, Sans titre, 1934.
(Résidence d’été à Groet, Hollande du Nord, Architectes Merkelbach & Karsten) 
© Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam

A la fin de la guerre, Eva Besnyö se remarie avec le graphiste Wim Brusse dont elle aura deux enfants. Sa production artistique est alors peut-être moins abondante, mais elle garde une place éminente dans le monde de la photographie hollandaise, participe à des expositions internationales et réalise des photoreportages remarqués comme Gens des musées ou Femmes exerçant des métiers d'hommes.

Au début des années 1970, elle rejoint, en tant que membre actif, les Dolle Mina, un groupe féministe mixte et de culture marxiste. Tout en participant aux diverses manifestations, elle devient, pendant une dizaine d'années, photojournaliste pour « couvrir » les événements et les communiquer à la presse.

Elle a exercé ce nouveau métier durant une dizaine d'année.

Puis est venu le temps de la retraite et des grand prix internationaux...

Quelques images des années 1970, exposées au Jeu de Paume.
Photo : Adrien Chevrot © Jeu de Paume 2012

Un pauvre type, se disant écrivain et souffrant de vapeurs identitaires dans les transports en commun, vient de dévaluer durablement la notion de « perfection formelle », et c'est tant mieux.

Cela nous évitera de l'utiliser pour parler des photographies d'Eva Besnyö.

Si, à les regarder, on est frappé par le souci de la forme qui les anime, on sent bien que, même dans ses photographies d'architecture, Eva Besnyö ne s'en tenait jamais là. Cet art de composer les lignes d'ombre et de lumière, de jouer avec leurs symétries, leurs parallélismes ou leurs convergences, n'était pas la fin de l'image qu'elle voulait construire, ce n'en était que le préliminaire. Qu'une photo soit belle, ce n'était peut-être, pour Eva Besnyö, que la moindre des choses, la plus importante étant qu'elle soit vue comme une image juste.

Cependant, malgré les incontestables réussites de son œuvre, il semble qu'elle se soit toujours interrogée sur la question du « bon équilibre entre forme et contenu » :

À mes débuts, la forme m’importait plus que le thème. Et ça s’est lentement inversé, jusqu’au mouvement féministe. Brusquement, le thème est devenu beaucoup plus important que la forme. Ensuite, la forme a repris le dessus. La forme est essentielle pour moi. La composition est très importante et je me renierais si je n’en tenais plus compte, comme je l’ai fait un moment. J’espère aujourd’hui avoir trouvé un bon équilibre entre forme et contenu.

Dit-elle dans l'entretien déjà cité de 1991...

Plus que tout elle regrettait les images qu'elle avait faites des destructions de Rotterdam : trop belles pour dénoncer ce qu'elles auraient dû dénoncer...

Eva Besnyö, Rotterdam, 1940.
© Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam

En 2003, les yeux de la vieille dame se sont définitivement fermés à la beauté des géométries lumineuses de ce monde.



(*) Il s'agit de la caméra de Leo Erken, auteur du documentaire Eva Bresnyö - De Keurcollectie, 2002, actuellement projeté au Jeu de Paume, dans le cadre de l'exposition Eva Besnyö, 1910-2003 : l'image sensible. Marion Beckers et Elisabeth Moortgat en sont les commissaires.

PS : À lire, l'article de Catherine Gonnard, Eva Besnyö, une femme de son siècle, publié dans le magazine du Jeu de Paume.