"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

samedi 24 novembre 2012

Déconstruire, disent-ils

Il faut entendre ce terme de « déconstruction » non pas au sens de dissoudre ou de détruire, mais d’analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif, la discursivité philosophique dans lequel nous pensons. Cela passe par la langue, par la culture occidentale, par l’ensemble de ce qui définit notre appartenance à cette histoire de la philosophie.

Le mot « déconstruction » existait déjà en français, mais son usage était très rare. Il m’a servi d’abord à traduire des mots, l’un venant de Heidegger, qui parlait de « destruction », l’autre venant de Freud, qui parlait de « dissociation ». Mais très vite, naturellement, j’ai essayé de marquer en quoi, sous le même mot, ce que j’appelais déconstruction n’était pas simplement heideggérien ni freudien. J’ai consacré pas mal de travaux à marquer à la fois une certaine dette à l’égard de Freud, de Heidegger, et une certaine inflexion de ce que j’ai appelé déconstruction.

Jacques Derrida, entretien inédit avec R.-P. Droit du 30 juin 1992,
publié par Le Monde le 12 octobre 2004.



On ne chôme pas du dictionnaire des synonymes, au ministère de l'Intérieur. Après l'heureuse découverte de « démantèlement », utilisé pour désigner les plus ignobles expulsions de « campements illégaux », est peut-être venue l'heure de gloire médiatique du mot « déconstruction », dans un sens assez éloigné de celui que lui donnait Jacques Derrida.

 Il a été employé ce matin par monsieur Pierre-Henry Brandet, porte-parole du ministère de l'Intérieur, présent sur place, pour annoncer la finalité de l'opération matinale de 500  gendarmes mobiles - chiffres de la préfecture - dans le secteur de Notre-Dame des Landes :

L'objectif est de permettre à Aéroport du Grand-Ouest de prendre ou reprendre possession des lieux et d'engager immédiatement des travaux de déconstruction des squats, partout où cela sera légalement possible.

La ferme du Rosier, en cours de « déconstruction ».
(Photo : Alexandra Turcat.)

En fait de philosophie, celle du gouvernement se réduit à la profération incantatoire d'un de ces principes qui constituent le degré zéro - absolu - de la pensée :

Force doit revenir à la loi.

Cette maxime bornée a encore été martelée hier par le ministre de l'Intérieur, effectuant une visite à Lorient, en doublette symbolique avec le ministre de la Défense...

Je n'ai pas regardé si monsieur Manuel Valls avait parlé de « déconstruction ».

Peut-être a-t-il pensé qu'il avait trouvé mieux pour se faire remarquer des médias :

Il est hors de question de laisser un kyste s'organiser, nous mettrons tout en œuvre pour que la loi soit respectée (...) pour que les travaux puissent avoir lieu.

Aurait-il, selon Libération, déclaré, très en verve...

Il faudrait vérifier, mais il me semble qu'un « kyste » qui aurait la possibilité de « s'organiser » pourrait bien, malignement, ressembler à une tumeur.

Peut-être n'y a-t-il pas de dictionnaire médical au ministère de l'Intérieur...

Il est aussi possible que monsieur Manuel Valls réserve ce terme pour sa prochaine surenchère...


PS : Sur le terrain, la « déconstruction » se poursuit, et force reste à la force.

4 commentaires:

  1. Viens d'entendre un journaliste de i-télé parler de déconstruction. Valets du pouvoir !

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    1. Et ne parlons pas de Ouest-France, qui a adopté très tôt le mot qu'il faut...

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  2. En 1943 aussi, « force devait rester à la loi »
    Ce qui mesure l’incommensurable finesse de ce genre de formule débilobureaucratique (pour n’employer aucun qualificatif exact, donc passible de poursuites ;-)))).

    Vivement la gôche...

    Karl-Groucho D.

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    1. La question de savoir quelles forces dictent les lois est assez rarement évoquée...

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