"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

mercredi 30 mai 2012

Une droite apaisante


Le président de la Ligue des droits de l'homme (LDH) des Bouches-du-Rhône, Bernard Eynaud, a affirmé jeudi soir à l'AFP avoir été agressé par des riverains, excédés par la présence de familles roms dans un quartier de Marseille.

Que croyez-vous que fit l'AFP ?

Une dépêche, bien sûr !

On vient d'en lire le parfaitement synthétique premier paragraphe.

La suite juxtapose avec brio deux récits, celui de Bernard Eynaud et celui d'« un commissaire de permanence », joint par l'AFP.

Pour ce policier, qui a évoqué "une situation un peu confuse", "des riverains un peu excédés par la présence des Roms ont eu maille à partir" avec les militants associatifs, déjà partis à l'arrivée des forces de l'ordre et qui n'ont donc pas laissé leurs identités.

De son côté, le président de la LDH 13 parle de « "coups de poing" de la part d'une quarantaine de riverains, "venus intimider" une trentaine de famille tziganes installés sur le campus du technopôle de Château-Gombert (13e arrondissement). »

Ces riverains, qui ont également proféré des insultes à l'encontre des militants et des tziganes, étaient accompagnés d'élus UMP, en campagne pour les élections législatives.

A-t-il ajouté.

Selon la dépêche de l'AFP.

(On trouvera le communiqué, non réécrit, de Bernard Eynaud sur le site de Mille Babords.)

La source policière de permanence « n'a pas pu confirmer à l'AFP la présence d'élus UMP ».

Et il semble que les journalistes de l'AFP n'ont pu les joindre...

Pourtant un article de Sophie Manelli, dans La Provence, relate la présence, « en visite jeudi dans le quartier », de madame Nora Preziosi, candidate UMP aux législatives dans cette circonscription - la troisième -, et de son directeur de campagne, monsieur Gérard Chenoz, vice-président UMP de la communauté urbaine. Une photographie - légendée : Jeudi soir, la candidate UMP aux législatives Nora Préziosi a visité le campement avec les riverains - illustre ce grand moment de convivialité :
  

(Photo : Guillaume Ruoppolo.)

Si cet article fait allusion à l'« échauffourée [qui] a opposé le président de la Ligue des Droits de l'Homme à des habitants », il est surtout consacré à une description implacable des misères que vivent les riverains qui « se saigne[nt] aux quatre veines pour s'offrir un peu de tranquillité », et confient à la journaliste, qui en fait un intertitre :

« On n'ose plus promener le chien ou laisser les enfants jouer dehors. »

(De toute façon, il faudrait choisir : on ne laisse pas les enfants jouer parmi les déjections canines, tout de même !)

La Dépêche ne fait aucun lien entre la visite de campagne de madame Preziosi et l'« échauffourée », et, d'après Ml actu.fr, madame Preziosi non plus :

« Je faisais campagne et j’ai appris que les esprits s’échauffaient. Avec mes soutiens nous nous sommes rendus là-bas et j’ai tenté d’apaiser la situation. Quand je suis partie, rien ne s’était passé. »

Cependant, on peut lire, cette fois sur marsactu.fr, un tout autre récit de cette tentative d'apaisement :

Peu après 20 heures, suite à une discussion animée sur la situation du quartier, les riverains accompagnés de la candidate sont descendus sur le campement, provoquant la peur des habitants qui ont ensuite appelé les associations qui les soutiennent dont certains représentants sont arrivés rapidement sur le terrain. Un documentariste de l'équipe de Serge Moati, Christophe Lancellotti, était sur place. "Le responsable de la Ligue des Droits de l'homme est venu me demander ce qu'il se passait. A peine était-il arrivé que l'on était entouré des voisins. Il s'est fait agresser verbalement. Le ton est monté à tel point que j'ai eu peur pour mon matériel. Je n'ai pas vu de coups jusqu'à ce que je réussisse à sortir de l'attroupement", précise-t-il.

En un raccourci saisissant, l'auteur de l'article, Jean-Marie Leforestier, ajoute :

Aux yeux du réalisateur, l'équipe de Preziosi a plutôt cherché à calmer le jeu quand les associatifs expliquent le contraire.

Mais peut-être ces yeux étaient-ils un peu trop focalisés sur son précieux matériel...

Car on peut se demander quel apaisement pourrait apporter, dans cette situation, madame la candidate qui déclare :

« Ce qu'il s'est passé ? Les gens, ils en peuvent plus ! Ils sont cambriolés régulièrement, les enfants des Roms vont à l'école alors que leurs enfants n'ont pas tous eu des places, etc. » (Source : Marsactu.)

Ou encore :

« Je ne suis pas une facho, je suis de la droite sociale, je suis allée parler à ces Roms, la misère dans ma délégation (*) j’y suis tous les jours confrontée. La Ligue des Droits de l’Homme n’a pas de leçon de morale à me faire, moi je les avais appelé pour manifester lors de l’affaire Sakineh, personne ne m’avait répondu. Souvent ces gauchos ont des terrains, ils n'ont qu'à les accueillir ! » (Source Mlactu.)

Sophie Manelli concluait son article de La Provence par ces mots :

Et si la politique, c'était l'art de souffler sur les braises ?...

(Mais c'était à propos d'un communiqué du Front de Gauche.)


(*) Madame Preziosi est déléguée à l’Action Familiale et aux Droits des Femmes à la Mairie de Marseille.


mardi 29 mai 2012

Une source romanesque

Multiples sont les sources du Nil, et d'un fascinant mystère... Surtout pour l'homme blanc, qui ne dédaigne point, à ses moments de loisir, méditer sur les  vasques d'eau boueuse d'où naissent les grands fleuves aux périlleuses cataractes...

On situe la source la plus élevée sur les pentes du Ruwenzori, sur la frontière entre Ouganda et République démocratique du Congo, et la plus méridionale à Gasumo, sur le territoire de la commune de Rutovu, au sud du Burundi. Celle-ci est également la plus accessible. La route qui y mène à partir de Bujumbura a la réputation d'être carrossable. Et il n'y a pas à se tromper : on a marqué l'endroit en édifiant une pyramide incongrue, rappelant les inestimables dons civilisationnels du grand fleuve qui, en principe, y naît.

En avril 2006, on apprenait qu'« une expédition périlleuse a[vait] identifié la source du Nil au Rwanda » :

C'est en bateau que Neil McGrigor, un Britannique de 44 ans, Cam McLeay et Garth MacIntyre, deux Néo-Zélandais de 43 ans ont effectué la majeure partie de leur périple qui les a conduit à la source de la rivière Rukarara, la source la plus lointaine du Nil.

Les derniers jours ont été faits à pied alors que le volume d'eau de la rivière ne suffisait plus pour leur embarcation. Et vendredi 31 mars, au cœur de la forêt de Nyungwe au Rwanda, ils se sont arrêtés devant un filet d'eau jaillissant d'un trou vaseux à une altitude de 2 428 mètres. Cette exsurgence d'eau serait la source la plus lointaine du Nil.

Par égard envers la mémoire de Steve Willis, membre de l'expédition tombé au cours d'une attaque menée par des rebelles ougandais, on ne remarquera même pas que le premier récit de cette exploration fut malencontreusement publié le 1er avril 2006.


Pas de pyramide, mais peut-être un hôtel prochainement ?


Dans son roman Notre-Dame du Nil - Gallimard nrf, collection Continents noirs, 2012 -, Scholastique Mukasonga imagine une « source du Nil », elle aussi située sur le territoire rwandais, tout aussi vraisemblable : 

Un sentier en pente raide mène à un éboulis d'où jaillit entre deux rochers un mince ruisselet. L'eau de la source est d'abord retenue dans un bassin cimenté avant de se déverser par une minuscule cascade dans une rigole incertaine dont on perd vite la trace dans les herbes du versant et sous les fougères arborescentes de la vallée. A droite de la source, on a érigé une pyramide qui porte l'inscription : « Source du Nil. Mission de Cock, 1924. »

En 1953, au dessus de la source, abritée sous une guérite de tôles, on a installé en grande cérémonie, suivant l'idée de Mgr le Vicaire apostolique, une statue de la vierge :

Alors, sur un signe de l'évêque, l'un des deux acolytes dévoila brusquement la statue. Le clairon sonna, le drapeau s'inclina. Une longue rumeur parcourut la foule. Les cris de joie aigus des femmes emplirent le vallon, les danseurs agitèrent leurs grelots de chevilles. La Vierge qui émergea du voile ressemblait certes à la Vierge de Lourdes comme celle que l'on pouvait voir à l'église de la mission, même voile bleu, même ceinture azur, même robe jaunâtre, mais Notre-Dame du Nil était noire, son visage était noir, ses mains étaient noires, ses pieds étaient noirs, Notre-Dame du Nil était une femme noire, une Africaine, une Rwandaise, pourquoi pas ?

A cette réjouissante invention, l'auteure en ajoute une autre, qui va devenir le cadre de son roman. Elle imagine qu'une fois proclamée l'indépendance, un lycée de jeunes filles, « destiné à former l'élite féminine du pays », a été construit non loin de la source. Il avait tout naturellement pris le nom de Lycée Notre-Dame-du-Nil. Ses élèves « devaient devenir des modèles pour toutes les femmes du Rwanda : non seulement de bonnes épouses, de bonnes mères, mais aussi de bonnes citoyennes et de bonnes chrétiennes, l'un n'allant pas sans l'autre ». Les dirigeants de la jeune république, héritiers des règles de la demokarasi de leurs anciens colonisateurs, et surtout de leur vison ethnique des divisions de la société rwandaise, avaient fixé un quota d'élèves Tutsi : l'« avant-garde de la promotion féminine » ne saurait en supporter plus de 10%...




Le roman de Mukasunga se présente d'abord comme la chronique d'une année scolaire dans ce lycée de fiction, quelques années après l'indépendance, et au début des actions génocidaires du « peuple majoritaire » contre ceux que le parti au pouvoir désignait comme des parasites à éliminer. C'est donc aussi la chronique d'un massacre programmé...

A côté des élèves du lycée, de leur directrice, de leur aumônier et de leurs professeurs, la narratrice a introduit un personnage singulier, un « vieux Blanc », ancien planteur de café et peintre raté, qui importe dans le récit le poids du romanesque nilotique que l'Occident attache aux anciens royaumes d'Afrique Centrale et plus spécifiquement aux Tutsi. Il est convaincu que les Tutsi sont les descendants des pharaons noirs et des candaces de Méroé qui auraient remonté le cours du fleuve pour venir s'établir au voisinage de sa source. A cela se mêle l'obsession vaguement érotique - mais dans le genre épuisé - du retour d'Isis. Alors que l'on dévoilait la statue de la Vierge de Lourdes relouquée en noir, monsieur de Fontenaille s'était écrié : « C'est Isis, elle est revenue ! » Dans sa propriété, il a fait construire un temple dédié à la déesse, qu'il décore de ses peintures, prenant pour modèles les jeunes filles du « quota » qu'il parvient à attirer chez lui...

Certes, monsieur de Fontenaille ne peut représenter toutes les errances prétendument scientifiques où se sont égarées les imaginations de l'homme blanc en remontant le cours du Nil. Les romans construits sur ces fantasmes sont multiples, et l'auteure rappelle que l'on a (presque) tout dit sur les Tutsi, et notamment qu'ils « venaient d’Éthiopie, c’étaient des sortes de Juifs noirs, des coptes émigrés d’Alexandrie, des Romains égarés, des cousins des Peuls ou des Massaï, des Sumériens rescapés de Babylone, ils descendaient tout droit du Tibet, de vrais Aryens »...

Mais ce personnage un peu perdu dans sa folie - qui se révèlera pas si douce que cela - illustre admirablement cette remarque désabusée faite par l'une de ses modèles :

(...) ici nous sommes des Inyenzi, des cafards, des serpents, des animaux nuisibles ; chez les Blancs, nous sommes les héros de leurs légendes.

Lorsque la violence se déchaîne, les légendes ne protègent pas grand monde, et elles désignent parfois les victimes.

Tant peuvent être multiples les sources profondes d'un génocide...



PS : Le roman de Scholastique Mukasonga a reçu le Prix Ahmadou Kourouma 2012 au Salon du livre et de la presse de Genève, et figure dans la liste des 16 romans retenus par le jury du prix Renaudot pour sa sélection de printemps...

Son deuxième livre, La femme aux pieds nus, paru en 2008, est maintenant disponible en collection folio Gallimard.

Mukasonga y évoque la vie de sa mère, victime du génocide de 1994 :

Maman, je n'étais pas là pour recouvrir ton corps et je n'ai plus que des mots - des mots d'une langue que tu ne comprenais pas - pour accomplir ce que tu avais demandé. Et je suis seule avec mes pauvres mots et mes phrases, sur la page du cahier, tissent et retissent le linceul de ton corps absent.

Ce livre magnifique est dédié

A toutes les femmes
qui se reconnaîtront dans le courage
et le persévérant espoir
de Stefania


Autrement dit, peut-être, à toutes les femmes d'Afrique.

samedi 26 mai 2012

Authenticité de la chemise à carreaux

Histoire sans doute de nous changer des bredouillis prémonitoires de monsieur Gérard Longuet, l'une des premières déclarations du nouveau ministre de la Défense a rendu hommage à François Morvan, disparu le 19 mai. Ce n'est que par la suite, et juste à temps pour les obsèques, qu'est venu le communiqué assez creux du ministère de la Communication – qui fait aussi la Culture.

 Selon Ouest-France, monsieur Jean-Yves Le Drian, par ailleurs président du Conseil de régional de Bretagne, aurait déclaré, samedi, en apprenant la nouvelle :

« Avec le décès de François Morvan, c'est un pan de l'histoire de la Bretagne, une partie de la culture populaire bretonne qui disparaît. » 

Ajoutant, pour se montrer connaisseur :

« Plus jamais la polka joli coucou ne sera pareille ! »

Certes.

Mais « pareille » à quoi ?

Après l'avoir apprise de leur mère Augustine, qui devait la tenir de son père Guillaume, les frères Morvan l'ont chantée à quatre - il y avait Yves, François, Henri et Yvon -, à partir de 1958, dans les festoù noz de la région. Elle est devenue leur chanson la plus demandée, et l'est restée. Ils l'ont interprétée à trois, après la mort de l'ainé en 1984. Quand François a décidé de se retirer, en 1999, les deux cadets ont continué à chanter cette fameuse polka plus jamais pareille...

On les voit ici en donner une belle interprétation, avec le soutien discret des musiciens du groupe Red Cardel :


Henri et Yvon Morvan, interprétant Joli coucou 
avec le groupe Red Cardell, à Callac (Côtes d'Armor).

Notre ministre défenseur de la « culture populaire bretonne » aurait pu ressasser le lieu commun habituel et se contenter de dire que, sans les frères Morvan, la polka Joli coucou serait maintenant, comme une bonne partie du répertoire de kan ha diskan de leur région, totalement oubliée... Sa formule passe-partout possède au moins le mérite de laisser entendre que François Morvan a fait partie, avec ses frères, d'un groupe de chanteurs d'un talent exceptionnel.

Formellement le kan ha diskan est une technique vocale permettant à un groupe d'au moins deux voix, en général de même tessiture, de produire, en se relayant d'une phrase sur l'autre, un chant continu. On peut imaginer que la mise en place de ces reprises, sur un rythme de croisière bien accentué et plutôt rapide, exige une cohésion sans faille de la part des interprètes. Et on devine que cette exigence est renforcée du simple fait que les chants du kan ha diskan, s'ils racontent une histoire, tragique, héroïque, drôle ou même paillarde, sont avant tout des airs à danser. Ils servent à guider ce que le touriste indifférent désigne indifféremment sous le nom de "gavottes" - dénomination qui a été reprise vernaculairement, alors que se sont maintenus, chez les bretonnants éclairés, des termes plus justes. A toute première vue, superficielle et déficiente, ces danses peuvent sembler un monotone piétinement de la chaîne - ouverte ou fermée - des participants... Pour se persuader qu'il n'en est rien, il suffira au néophyte d'entrer dans la chaîne. S'il n'est pas affecté d'arythmie générale irréversible, il devrait sentir que le pas de la gavotte, qui se développe sur huit temps, et comporte un changement de pied d'appui - à un moment variable selon les airs et, m'a-t-on dit, les régions - n'est pas si simplet et, surtout, ne supporte, de la part du groupe vocal qu'il suit si étroitement, le moindre faux départ ou vrai retard.



Pour saluer François Morvan, on aurait pu dire qu'il avait été tout simplement un grand artiste - et de cela les enregistrements qui figurent sur le CD Les frères Morvan - un demi-siècle de kan ha diskan, édité par Coop Breizh, en témoignent amplement.

On préfère recourir à la thématique convenue du « pan de l'histoire de la Bretagne (...) qui disparaît »...

Et l'on va même jusqu'à ajouter une dose d'authenticité rurale :

Chemise à carreaux, casquette sur la tête, grâce à lui le Kan ha diskan est sorti de l'oubli en devenant un hymne si révélateur de l'âme bretonne.

Certes, on se demande si c'est le ministre qui bredouille à ce point, ou si la transcription de Ouest-France est défectueuse.

Mais on est certain que jamais sur l'estrade François Morvan n'aurait ainsi bafouillé...


PS : Je n'ai pas trouvé de vidéo des frères Morvan en trio... Il faut donc imaginer les bras de François sur les épaules de ses deux cadets, et pour entendre sa voix, fermer les yeux et écouter les enregistrements.




samedi 19 mai 2012

Photogénie du christianisme

Il y a un peu plus d'un an que le centre IVG de l'hôpital Tenon, dans le XXe arrondissement de Paris, a été réouvert à la suite d'une action de longue durée du Collectif 20e/Tenon qui s'était constitué dès l'annonce de la fermeture de ce centre.

Cet anniversaire a été marqué par un rassemblement-pique-nique, avec prises de parole, slogans, chants et fanfare, le samedi 12 mai, dans le square E. Vaillant, situé devant l'entrée de l'hôpital.

Si les entrées et sorties de ce modeste espace vert étaient contrôlées par les gendarmes mobiles en caparaçon de combat, accompagnés d'un assez grand grand nombre de « civils » sans brassard, c'était, selon toute apparence pour assurer la sécurité, non des habitant(e)s du quartier faisant leurs emplettes sur le marché du samedi, mais des fidèles bien souvent venu(e)s d'autres paroisses pour affirmer leur opposition à la pratique de l'avortement.

Ils étaient, ce jour-là, en cet endroit que, depuis quelques temps et avec la bénédiction de la Préfecture de Police, ils sanctifient de leur présence, à l'angle de la rue de la Chine et de l'avenue Gambetta. Sous protection rapprochée de la gendarmerie, ils étaient isolés des passant(e)s que les forces de l'ordre détournaient vers d'autres passages piétonniers. L'exemplarité de leur témoignage ne se pouvait admirer que d'assez loin, ce qui n'a pas dû les empêcher, entre deux patenôtres, de pouvoir entendre quelques quolibets lancés par les habitant(e)s du quartier que leur présence commence à exaspérer...

Peut-être ont-ils pu aussi entendre une jeune journaliste de la presse alternative qui faisait remarquer à la cantonade que leur groupe était, finalement, plus photogénique que celui du Collectif.

Ce fut pour moi comme une révélation : au lieu de trouver ce rassemblement simplement ridicule – ce qu'il était -, je pouvais aussi bien le trouver pittoresque.

Et je tentais d'en fixer quelques images...

(Le visage du gendarme est occulté, non par manque de photogénie de sa part, mais par pure bonté d'âme de la mienne.)

Pittoresque et un tantinet carnavalesque.

Le premier de ces « rosaires pour la vie », organisé par l'association SOS Tout-Petits dans les parages de l'hôpital Tenon, s'est tenu le 17 septembre 2011, à une époque où le ministre de l'Intérieur montait en chaire pour jeter l'anathème laïque et républicain sur les prières de rue. Cette pieuse réunion fut perturbée par les ami(e)s du Collectif, ainsi qu'en témoigne ce récit – genre Fabrice à Waterloo – d'une fervente participante, de surcroît blogueuse-photographe, arrivée un peu en retard – genre Grouchy au même endroit :

Lorsque je me suis approchée d'un groupe de gauchistes, j'ai découvert les quelques personnes de SOS T-P. Une personne m'a reconnu. Son regard était celui d'un otage qu'un allier vient libérer. J'en ai été impressionnée. L'expression du condamné à mort s'affichait sur chacun des visages. Le dos plaqué à la grille de l'Hôpital Tenon, ils étaient quasiment corps-à-corps avec les policiers. Une femme laissait couler ses larmes de ses yeux rougis. J'ai ressenti sa forte émotion. Une autre me fit un doux sourire. Dans les hurlements de haine des gauchistes, j'entendais de faibles voix, ressemblant à celles de suppliciés récitant leur ultime prière.

Peut-être sensible à cette détresse, la Préfecture de Police accorda, semble-t-il, une autorisation pour le mois suivant, à condition que la ferveur se déplace un peu plus loin, derrière l'hôpital, dans les environs du métro Pelleport.

Cette fois, notre témoin était en avance, bien décidée à « prendre des clichés de la contre-manifestation » - peut-être trouve-t-elle les « gauchistes » photogéniques... Pour ce faire, elle se dirige vers la rue de la Chine, où la manifestation du Collectif se prépare. Selon ses dires, elle y est reconnue et, prise à partie par une foule qu'elle décrit déchaînée, s'apprête à souffrir pour sa foi.

Mais :

Subitement un policier s'interposa. « Je suis pro-vie ! », lui ai-je lancé pour qu'il m'identifie immédiatement, alors il m'a littéralement prise sous son aile pour me protéger, ce qui donna l'effet aux spectateurs innocents, d'une photographe embarquée par la police. « Ne faites pas de photos », me dit-il, « ils vont vous battre » ajouta-il. Je le quittais quelques mètres plus loin avec un « merci » appuyé.

Une réunion analogue était prévue le 19 novembre, mais elle fut interdite par les services de la Préfecture :

Je viens de recevoir l'information selon laquelle la manifestation de SOS Tout-Petits prévue demain samedi 19 novembre 2011, à 10h30, au Métro Pelleport à Paris 20e, a été annulée par la préfecture de police de Paris. Xavier Dor (*), organisateur de la manifestation, a reçu cette notification d'un commissaire, ce soir à 20h00, après avoir appris « sa probable interdiction » quelques heures au paravent.

Écrit notre blogueuse-témoin...

J'ai assisté à ce rendez-vous raté en grignotant des macarons et ai témoigné des persécutions subies par les défenseurs des Tout-Petits.

Et c'est en prévoyant de me sustenter pareillement que j'ai pu également assister, le 10 décembre, à l'installation du groupe de prière à l'emplacement qu'il a depuis, à chacune de ses apparitions, occupé, sous l'affectueuse protection des forces de l'ordre. J'ai alors raconté que j'avais entendu le directeur de conscience de cette petite troupe se vanter de l'accueil « cordial » qu'il avait reçu dans les locaux de la Préfecture de Police...

Les aléas de ma vie spirituelle trépidante m'ont malheureusement éloigné du quartier Gambetta et je n'ai donc pu assister aux oraisons des 11 février, 10 mars et 31 mars.

Lors de cette dernière performance, notre informatrice-photographe nous dit avoir dénombré 96 personnes, sans préciser si elle s'est elle-même comptée – on est parfois distraite... Les sectateurs des Notre-Dame des Tout-Petits avaient en effet reçu des renforts : des membres d'une certaine « communauté polonaise », « identifiables par leurs capes rouges », et surtout de « nombreuses personnes faisant parties de l'Institut Civitas dont le secrétaire général était lui aussi présent ».

Quant aux résidents réguliers du quartier, ils semblent toujours aussi impies :

Des habitants malveillants auront jeté de leur fenêtre des bombes d'eau et de peinture bleue sur des jeunes qui ont eu leurs habits dégradés.

Note-t-elle, avant, peut-être, d'aller prier pour eux...

Samedi dernier, je n'ai pas constaté de telles voies de fait.

Il est vrai que les pieux protestataires sont restés très sagement derrière le cordon de gendarmerie chargé de les protéger. Ils ont même été raccompagnés par un escadron mobile et trois fourgonnettes jusqu'à l'entrée du métro Gambetta - en passant par la rue des Gâtines, pour faire plus simple.

Un moment après, de la terrasse du Café des Banques, je pus voir une fidèle de la communauté polonaise qui avait gardé son élégante cape rouge répondre aux questions d'une présumée journaliste prenant sérieusement des notes.

Aucun(e) vilain(e) gaucho-féministe n'est venu l'importuner.

(*) Sur Xavier Dor, quelques extraits de la notice Ouiquipédia le concernant :

Docteur ès sciences, Dor a exercé la pédiatrie à l'hôpital de la Pitié-Salpétrière et a été chercheur en embryologie cardiaque à l'INSERM.

Fondateur et président depuis 1986 de l'association SOS tout-petits, Xavier Dor est un des initiateurs des « commandos anti-IVG ». Dans le cas de son association, les actions menées consistaient, pour ces militants antiavortement et catholiques, à s'introduire dans des hôpitaux ou cliniques où étaient pratiquées des IVG, parfois dans des parties interdites au public, et à prier en attendant d'être expulsés par la force publique. Il a ainsi participé à plusieurs dizaines d'opérations au moins, jusqu'en 1995. Son association fut par ailleurs, surtout jusqu'en 1997, à l'origine de manifestations contre l'avortement.

Le docteur Dor a été condamné à de nombreuses reprises pour ses actions, notamment après l'adoption en 1993 de la loi Neiertz, créant le délit d'entrave à avortement légal, et pour avoir organisé des manifestations sans autorisation. Il a été brièvement incarcéré à la maison d'arrêt de Bois-d'Arcy en novembre 1997, et a effectué un mois de prison en janvier 1998, sous le régime de la semi-liberté.


PS : Le prochain rosaire aura lieu au mois de juin si l'administration persiste dans sa doctrine permissive à l'égard de l'intégrisme catholique. Le Collectif persistera probablement à marquer son opposition à cette remise en cause du droit des femmes.
Pour le soutenir, les amateurs de photogénie seront nombreux !

mardi 15 mai 2012

Une nouvelle vague

Sans surprise, il s'est trouvé quelques candidat(e)s à la présidence de la République Française pour évoquer, d'une manière ou d'une autre, la puissance marémotrice du suffrage universel... Que la vague attendue ait été rêvée bleu-flic-UMP ou bleu-marine-FN, ce ne fut, on le sait, qu'une bien gentille ondelette, à peine crêtée d'un friselis d'écume rosâtre...



Un bleu plus éclatant existe pourtant...
La Vague, Yves Klein.
(Pigment pur et résine synthétique sur bronze.)
Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris.

Quant à moi, vaillant capitaine d'un bâtiment réduit à son escalier, j'ai préféré mettre en panne.

Et j'entrepris de ranger autant que possible autour de moi, en commençant par la pile des livres abandonnés un peu partout au gré du flux et du reflux de mes curiosités.


Parmi eux, comme pour renouer le fil métaphorique, j'ai pu retrouver Marée basse, que son auteur, Pierre Péju, sous-titre "Méditation sur le rivage, sur ce qu'on y trouve et sur le temps sans emploi". 


Ce petit livre, illustré de croquis de l'auteur, a été publié en 2009, aux Éditions Jérôme Millon, dans le cadre de la manifestation Livres à vous ! qui s'est tenue à Voiron (Isère), au mois de novembre de cette année-là. Pierre Péju l'a conçu durant la période estivale qui a suivi pour lui l'ultime mise au point de son roman La diagonale du vide (nrf Gallimard, 2009, repris en folio, 2011), période d'entre-deux où le mouvement de l'écriture est retombé :

Bribes de mémoire. Fragments de passé. Images de voyages déchirées en petits morceaux. Mais aussi regrets amers, boules de vieille angoisse hérissées de piquants, chevelures trempées de tristesse. Voilà ce qu'on glane, en soi, autour de soi, quand l'écriture est à marée basse.



Aucun des lecteurs de Péju ne s'étonnera qu'il y glane aussi des souvenirs d'enfance :

Parmi la multitude des objets abîmés que je me souviens avoir ramassés à marée basse, quitte à ne les examiner que quelques secondes ou à les conserver au contraire de longues années, figure un «journal intime », trouvé au cours de vacances de Pâques, sur le sable, entre deux rochers, sur une plage de l'Atlantique, aux environs de ma douzième année. Véritable diary book à l'épaisse couverture reliée en cuir vert olive et pourvu d'un fermoir à petite serrure, il avait dû être bien malmené par les flots ou séjourner longtemps dans la mer, car la serrure à demi arrachée était rouillée, le cuir couvert de cloques et de taches de sel, et les pages agglutinées les unes aux autres par paquets de dix ou vingt. Déployé et blanc entre les chevelures vertes des algues, je l'avais d'abord pris pour un oiseau mort. 

L'année inscrite en première page (1956 ou 58, je crois), et la date de chaque jour étaient encore déchiffrables, l'eau salée n'ayant pas eu complètement raison de l'encre d'imprimerie, mais la quasi totalité des textes manuscrits était illisible tant l'encre bleue de la petite écriture dont je ne devais jamais savoir si elle appartenait à un homme ou à une femme, avait été diluée. Ne subsistait plus, de cette vie racontée au jour le jour, que de longues bavures et nuées bleutées s'étirant en taches aquarellées vers le bord des pages croûteuses. 

Quelques lettres, quelques mots anglais, quelques fragments de phrases étaient encore identifiables, mais ils ne permettaient pas de découvrir ne serait-ce qu'un peu de la substance de telle ou telle journée. 

Ce manuscrit intime avait dû tomber à l'eau, ou être jeté à la mer, au mois de novembre, puisque les feuillets réservés aux jours des six dernières semaines de l'année, restaient vierges. M'en étant emparé, j'avais tenu le petit livre à bout de bras, espérant que le vent sécherait et décollerait les pages. Tout de suite l'objet m'avait semblé précieux, secret. J'étais ému et même gêné qu'il me fut échu. Quel était ce signe ? Qui, quelque part au monde, s'était penché chaque soir sur ces pages ? Et dans quelle solitude ? Alors, à maintes reprises, et sans espoir de comprendre, je me laissais emporter par cette écriture brumeuse, ces nappes difformes, volutes, filaments et délavages spectraux, d'où le sens fuyait mais d'où le rêve jaillissait.

J'imagine qu'un blogue abandonné ressemble finalement à cela.

La possibilité de jaillissement du rêve en moins...

Mais :

(...) on finit par désirer le retour des grandes marées. Rêver de la mer qui non seulement submerge tout, mais se précipite avec violence sur ces choses à moitié mortes qui, hors de l'eau, seraient vouées à la pourriture nostalgique.