"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

lundi 30 juillet 2012

Un art vénérable et ancien

On peut remarquer que, dans son « conte des origines » du langage et de la poésie - c'est tout un -, Jacques Roubaud n'a même pas pris la peine de faire la moindre allusion à la fable biblique de la Genèse (II, 19-20) où l'on voit le créateur, un peu dépassé par les événements, s'inquiéter de la solitude du pauvre Adam, lui fabriquer en urgence tous les représentants du monde animal et les lui présenter afin qu'il les nomme...

Ce qui donne, dans la Bible de Jérusalem :

[18] Yahvé Dieu dit : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie. » [19] Yahvé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et les oiseaux du ciel, et il les amena à l'homme pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le nom que l'homme lui avait donné. [20] L'homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et toutes les bêtes sauvages, mais, pour un homme, il ne trouva pas l'aide qui lui fût assortie.

Et dans la traduction d'André Chouraqui :

18. IHVH-Adonaï Elohîms dit: « Il n’est pas bien pour le glébeux d’être seul !
Je ferai pour lui une aide contre lui. »
19. IHVH-Adonaï Elohîms forme de la glèbe tout animal du champ,
tout volatile des ciels,
il les fait venir vers le glébeux pour voir ce qu’il leur criera.
Tout ce que le glébeux crie à l’être vivant, c’est son nom.
20. Le glébeux crie des noms pour toute bête,
pour tout volatile des ciels, pour tout animal du champ.
Mais au glébeux, il n’avait pas trouvé d’aide contre lui.

Ce qui est peut-être plus pohaitique, mais pas tellement plus clair, car on se demande bien ce qu'il a à crier comme ça, celui-là...

(Précisons, pour ceux qui auraient un peu oublié le film, que dans les deux versets suivants, IHVH-Adonaï Elohîms, ou Yahvé Dieu, ou qui que ce soit faisant office de doublure ce jour-là, manufacture, après prélèvement sur Adam d'un os mystérieux, la femme, celle qui doit être pour lui « une aide qui lui soit assortie », ou encore « une aide contre lui », ou encore, au vu du contexte, une sorte d'animal de compagnie idéal...)

Restitution pigmentée d'une photographie d'époque.
(Fresque de Théophane le Crétois
au monastère Agios Nikolaos Anapafsa, Grèce.)

Mes professeurs d'antan, chers frères et bons pères selon les saisons, m'ont appris que cette cérémonie de l'imposition du nom à toute créature avait une forte signification symbolique. Car elle institue, disaient-ils, Adam comme maître du monde créé. L'acte de nomination était par eux interprété d'abord et surtout comme un acte de domination.

Nous voici bien loin de la liste poème.

Car ce montage narratif, bien qu'il amène l'acteur principal à prononcer une liste digne de considération, peut difficilement être vu comme le récit de la naissance du geste poétique. Guidé par son créateur en pleine improvisation, le « glébeux » se trouve conduit à attribuer un nom à chaque être vivant avec un souci d'exhaustivité si prosaïque et si ennuyeux qu'on se demande s'il n'aurait pas préféré qu'on lui fiche la paix...

Ce n'est pas le premier poème fleuve au long cours qui est alors prononcé, mais plutôt la première nomenclature scientifique complète - réduite, il est vrai, au règne animal - préfiguration des inventaires raisonnés du « système de la nature ».

(Ce précieux catalogue n'a pas été transcrit par la bible et, malgré des siècles et des siècles de recherches passionnées, de disputes entre érudits et d'anathèmes, on ne sait même pas en quelle langue il avait été établi... Cette quête de la langue première aura au moins permis à Maurice Olender d'écrire un livre très beau et très intelligent, Les Langues du Paradis ; Aryens et Sémites, un couple providentiel, paru en 1989 chez Gallimard-Le Seuil, réédité en collection Points, au Seuil, en 1994, et re-réédité, au même endroit et en version augmentée, en 2002.)

On n'oublie pas, naturellement, que Carl von Linné, en parlant de son grand œuvre, Systema naturæ per regna tria naturæ, secundum classes, ordines, genera, species, cum characteribus, differentiis, synonymis, locis, n'hésitait pas à se portraiturer comme un nouvel Adam appelé à donner leurs noms aux créatures - et sans négliger les plantes. Cette prétention peut nous faire sourire, mais nous avons retenu, et maintenu au frais sur les étagères du sérieux,  cet adage qu'il professait et qui, j'en suis certain, n'aurait pas déplu à mes anciens maîtres :

Nomina si nescis, perit et cognitio rerum.

(Si l'on ignore le nom des choses, on en perd aussi la connaissance.)

Le nouvel Adam, déguisé en Lapon et tenant en main une linnée boréale.
(Gravure de H. Kingsbury d'après un tableau de Martin Hoffman, 1737.)

Ce souci de reconstituer ou d'élaborer une langue parfaite, ou même la langue parfaite, capable d'enregistrer la connaissance que nous pouvons avoir des choses, a mené a d'impressionnantes constructions intellectuelles, obsessionnelles et parfois délirantes. Le catalogue de ces multiples tentatives menées à la frontière de la raison et de la déraison aurait probablement le charme extravagant des fatrasies médiévales. J'ignore si l'on en a dressé cette encyclopédie vagabonde, mais on peut aussi agréablement les rencontrer au hasard des lectures...

Ainsi peut-on croiser, au détour des Enquêtes de Jorge Luis Borges - livre de 1952, traduit par Paul et Sylvia Bénichou pour les éditions Gallimard en 1986 -, la figure assez peu connue de John Wilkins auquel est consacrée une note. Wilkins, qui « s’intéressa à la théologie, à la cryptographie, à la musique, à la fabrication de ruches transparentes, à la marche d’une planète invisible, à la possibilité d’un voyage dans la lune, à la possibilité et aux principes d’un langage mondial », publia en 1668 un bel ouvrage de 600 pages in quarto consacré à « ce dernier problème » et intitulé An Easy towards a Real Character and a Philosophical language. Il y expose sa solution au problème :

Il divisa l’univers en quarante catégories ou genres, subdivisibles en sous-genres, subdivisibles à leur tour en espèces. Il assigna à chaque genre un monosyllabe de deux lettres ; à chaque sous-genre, une consonne ; à chaque espèce une voyelle. Par exemple : de veut dire élément ; deb, le premier des éléments, le feu ; deba, une portion de l’élément feu, une flamme. (...)

Les mots de la langue universelle de John Wilkins ne sont pas des symboles arbitraires et grossiers : chacune des lettres qui les composent est significative, comme le furent les lettres de l’Écriture sainte pour les cabalistes. Mauthner (*) remarque que les enfants pourraient apprendre cette langue sans en connaître l’artifice ; plus tard, au collège, ils découvriraient qu’elle est, en même temps qu’une langue, une clef universelle et une encyclopédie secrète.

[(*) Auteur d'un Wörterbuch der Philosophie (1924), consulté par Borges.]

Borges a beau jeu de relever dans cette ambitieuse construction linguistique et cognitive des « catégories ambiguës, superfétatoires, déficientes », qui lui  « rappellent celles que le docteur Franz Kuhn attribue à certaine encyclopédie chinoise intitulée Le marché céleste des connaissances bénévoles » :

Dans les pages lointaines de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en
a) appartenant à l’Empereur,
b) embaumés,
c) apprivoisés,
d) cochons de lait,
e) sirènes,
f) fabuleux,
g) chiens en liberté,
h) inclus dans la présente classification,
i) qui s’agitent comme des fous,
j) innombrables,
k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau,
l) et cætera,
m) qui viennent de casser la cruche,
n) qui de loin semblent à des mouches.

(Traduction de Paul et Sylvia Bénichou, seule la disposition typographique a été modifiée.)

Le texte de Borges indique un autre exemple où semble soudainement s'abolir l'écart entre la patiente construction d'une nomenclature systématique et l'immédiateté désordonnée de l'expression poétique. Il s'agit des subdivisions introduites par l’Institut bibliographique de Bruxelles. Mais la liste de l'encyclopédiste chinois, qui a toutes les apparences d'un apocryphe, est de loin la plus fascinante.

De l'aveu même de Michel Foucault, on sait que de cette fascination est née la méditation philosophique qu'il a menée sur la naissance de l'Homme, et d'une manière qui s'écarte notablement de la narration d'un « conte des origines » :  Les Mots et les Choses : Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966.



samedi 28 juillet 2012

Un art ancien et vénérable

@ 1 L'art de la liste est un art vieux. Il passe même pour être vétuste.

@ 2 Mais supposons (on peut toujours supposer) que la première forme poétique, aux origines fabuleuses de la poésie, ait été la liste. L'art de la liste apparaîtra alors comme vénérable.

Ainsi Jacques Roubaud commençait-il une conférence prononcée à Tübingen, en décembre 1998, qui a été publiée sans tarder, en français et en allemand, sous un titre assez prévisible, L'art de la liste / Die Kunst der Liste - Edition Isele, 1998. Cet exposé entendait montrer que cet art, tel qu'il est mis en œuvre par les oulipiens, constitue bel et bien « une approche et une approximation de l'infini ». Mais avant d'en arriver à ce point crucial, Roubaud prend soin de retracer, « en accéléré », l'histoire et la préhistoire de cette forme poétique, selon lui, première.

Notre conférencier récuse d'emblée, avec une parfaite et réjouissante mauvaise foi, la tonitruante déclaration johannique selon laquelle « au commencement était le verbe ». Il pose avec raison que nos ancêtres hominidés en marche vers la sapience-sapience avaient surtout, en ces temps difficiles, besoin d'inventer des substantifs afin de nommer les « singuliers » - au sens de Guillaume d'Occam - du monde environnant. Sans doute pour économiser les hypothèses superfétatoires dans son scénario - faisant ainsi un salutaire usage du rasoir du même Occam -, Roubaud ne suppose pas un grand sens de la conceptualisation chez nos aïeux les plus lointains, aussi leur langage naissant est-il constitué exclusivement de noms propres, les seuls qui soient à même d'exprimer pleinement la singularité du singulier. Cependant le manque d'idéation, qui aura bien le temps de se développer pour le meilleur et pour le pire dans les millénaires qui suivront, se trouve largement compensé par la puissance poétique de cette possibilité de nomination que découvre l'humanité à son aurore. Il faut admettre que jamais les mots de la tribu n'eurent un sens plus pur. La profération du nom était un geste poétique d'une absolue pureté car tout humain était poète, et chacun s'exprimait en poèmes d'un seul vers, soit en monostiches...  

Mais.

@ 27 Il est rare que le monde présente au poète un singulier unique.Il en offre en général plusieurs ; une foule même. Les premiers poètes furent obligés de choisir une stratégie pour la restitution poétique du monde, avec son exubérance. Disons, pour simplifier, qu'ils avaient le choix entre deux stratégies :

- ou bien les exprimer tous simultanément en un monostiche unique.

- ou bien les prononcer successivement.

Le choix de cette seconde stratégie devait mener à la forme poétique de la liste, « fille du temps, de sa flèche séquentielle et de sa discrétisation par l'instrument poétique ».

Inventaire d'un grenier ou liste des courses d'une ménagère assyrienne, je ne sais, 
mais c'est tout un poème, et un des premiers à accéder à l'écriture.

Jacques Roubaud laisse à chacun(e) dans son auditoire la tâche de dresser la liste des poèmes listes marquant sa mémoire de la poésie, écrite ou orale. A peine signale-t-il, en passant, les catalogues homériques, les généalogies bibliques ou rabelaisiennes et les énumérations diverses que font, au cours de leurs improvisations, les poètes, chanteurs, conteurs, bardes, aèdes, griots ou rhapsodes...

D'autres exemples pourraient venir à l'esprit, comme celui des « Choses qui... » dont Sei Shōnagon a fait l'essentiel de son Makura no sōshi - traduit par Les notes de l’oreiller ou par Notes de chevet - achevé au tout début du XIe siècle. Cette dame de la cour impériale japonaise, au demeurant insupportable pimbêche courtisane, s'y révèle, par son attention au « sentiment des choses », plagiaire par anticipation de la sensibilité perecquienne  à l'« infra-ordinaire » :

Choses qui passent vite avec indifférence

Un bateau à voile.
L'âge des hommes et des femmes.
Le printemps.
L'été.
L'automne.
L'hiver.
La jeunesse.
Tout passe avec indifférence.

Ou

Images qu'on garde en mémoire sans savoir pourquoi

Un paravent chinois dont les panneaux peints sont en lambeaux.
Un ugemberi usé, décousu, dont les fils transversaux se sont rompus en maint endroit.
Un pin mort sur lequel s'entremêlent des glycines grimpantes.
Le vieux gardien d'un temple dont les yeux commencent à s'obscurcir.
Un katabira usé suspendu au kicho.
Un homme jadis spirituel et élégant, jadis heureux en amour - maintenant las et vieilli.
Dans un jardin, les arbustes disposés avec goût par le jardinier, brûlés, détruits par un incendie..., tandis que les herbes folles, désordonnées, et les plantes sauvages de l'étang sont intactes.

(Première traduction complète en français, par Kuni Matsuo et Steinilber Oberlin, 1928, rééditée dans la Bibliothèque cosmopolite Stock.)

L'oreiller de la dame nippone.

Quelques siècles plus tard - et je crois me souvenir que c'était en 1978 -, Georges Perec a donné une liste de ces « images qu'on garde en mémoire sans savoir pourquoi ». Loin d'être un banal « recueil de bribes de souvenirs », Je me souviens est l'un des plus grands textes du XXe siècle et l'une des plus belles réussite de la vénérable forme-liste. Dans sa défense et illustration de l'art oulipien de la liste, Jacques Roubaud ne pouvait évidemment le passer sous silence et il lui accorde la place éminente qui lui revient.

Cependant, il en surprendra plus d'un - et, en quelque sorte, je suis ce « plus d'un » - avec son analyse plutôt sophistiquée de l’œuvre. Il y voit, en effet, un poème de 480 vers identiques, chacun étant accompagné de sa glose. Ainsi

Je me souviens que Reda Caire est passé en attraction au cinéma de la porte de Saint-Cloud.

est-il lu comme un vers, « Je me souviens », suivi de son commentaire paraphrastique mettant en lumière ce fameux Reda Caire - qui ne devra sans doute son passage à la postérité qu'à George Perec.

Il semble que l'on puisse ragarder plus simplement Je me souviens comme un poème liste alignant, comme aux bons vieux temps archaïques évoqués par Roubaud dans son « conte des origines », les désignations singulières de traces mémorielles, c'est-à-dire leurs noms propres.

(Le fait que les 480 vers soient truffés de noms propres - au sens commun (!) du terme - n'est pour rien dans cette affaire... Mais il encourage la constitutions de nouvelles listes, glosant la liste poème initiale, comme les deux ouvrages indispensables de Roland Brasseur, Je me souviens de Je me souviens : Notes pour Je me souviens de Georges Perec à l'usage des générations oublieuses et Je me souviens encore mieux de Je me souviens : Notes pour Je me souviens de Georges Perec à l'usage des générations oublieuses et de celles qui n'ont jamais su - Le Castor Astral, 1999 et 2003.)

Sans vouloir être plus roubaldien que Roubaud, le lecteur de Je me souviens peut se demander si ce n'est pas justement ce retour aux origines de la forme liste qui en fait toute la force.

Comme si, le lisant, on se souvenait avoir été la petite Lucy de l'inénarrable monsieur Coppens, dressée sur ses petites jambes pour voir au dessus des grandes herbes de la savane, prononçant le premier monostiche de la (pré)histoire de l'humanité :

MAMMOUTH !!!

(... à suivre.)

mercredi 25 juillet 2012

Mystère anatomique

Beaucoup moins spectaculaire que celle des dinosaures, la disparition de l'os pénien chez quelques mammifères, dont les mâles de l'espèce humaine, ne laisse point d'être fort mystérieuse. Ce sujet a tout pour éveiller la curiosité des esprits insatiables que nous sommes, vous et moi, mais la littérature de vulgarisation scientifique n'a pas encore, il me semble, traité la question avec toute l'ampleur qu'elle mérite. C'est pourquoi la plupart de nos contemporains, à l'exception de quelques lecteurs attentifs de Fred Vargas - qui, au détour de Dans les bois éternels, la fait découvrir à son commissaire Adamsberg -, ignorent cette particularité anatomique de la majorité des primates.

Bien sûr, on peut parfois entendre un biologiste éclairé, désireux de meubler une conversation languissante ou de faire valoir l'ouverture de son bel esprit, se lancer dans un exposé aimablement érudit. On aura alors droit à l'inévitable anecdote du roi Henri IV qui prétendait avoir cru, jusqu'à quarante ans, que c'était un os. Certains, plus savants ou non, raconteront à peu près la même historiette, mais en l'attribuant à Louis XV qui aurait conservé cette idée fausse sur sa « nature » jusqu'à l'âge de cinquante ans. L'auditoire se prendra alors à regretter qu'aucune étude médico-historique sérieuse n'ait jamais - hélas ! - été entreprise sur le priapisme héréditaire des Bourbon.

Et l'on parlera d'autre chose...

Quelques spécimens d'os péniens,
provenant de la collection du Professeur Cyrille Barrette.

L'os pénien, que l'on nomme également baculum - car on ne saurait parler savamment qu'en latin de tout ce qui concerne, de près ou de loin, la sexualité -, pose aux biologistes une redoutable double énigme. Que cette formation osseuse hétérotopique - non rattachée au squelette - soit présente dans l'appareil génital de certaines espèces, et avec une assez grande variabilité de formes et dimensions, pose la délicate question de sa fonction et de son rôle dans les pratiques de la reproduction. On admet qu'il peut assurer au membre du mâle une rigidité accrue et une meilleure tenue à l'effort, mais cela paraît être une interprétation trop simple dont les scientifiques ne sauraient se contenter. Ils ont été conduits à formuler des modèles explicatifs plus éclairants, comme celui que donne, dans toute sa naïveté virilo-centriste, la notice ouiquipédiesque :

Lors de l’accouplement, c’est sa présence qui cause des douleurs chez la femelle, celles-ci provoquant elles-mêmes une forte contraction du vagin à l’origine de l’orgasme chez le mâle.

(On peut rencontrer le même point de vue dans certaines élucidations du plaisir féminin...)

On a énoncé et tenté de vérifier des hypothèses un peu moins simplistes que celle-là, mais on est encore loin de bien comprendre en quoi la présence et/ou l'absence du baculum est une aide pour le vaillant petit spermatozoïde dans sa stratégie de conquête de l'ovule qui, à terme (!), fait de lui le sauveur de l'espèce...

Une illustration de cette impitoyable compétition :
Woody Allen et quelques-uns de ses congénères avant l'assaut.
( Everything You Wanted to Know About Sex… But Were Afraid to Ask, 1972.)

Avec ses diverses et plaisantes connotations, le sujet peut fournir un bon point de départ pour une chronique scientifique estivale. Les lecteurs - et les lectrices, donc ! - en sauront gré au plumitif... Car il faut bien reconnaître qu'ils - et elles, donc ! - sont un peu las(ses) de réapprendre tous le mois de juillet qu'il y a de bonnes raisons pour que, chaque été, l'homme redevienne un loup sexuel pour la femme - et inversement, donc ! -, parce que, voyez-vous, ça doit être gé-né-tique...

Pierre Barthélémy, journaliste scientifique, « passeur de sciences » et spécialiste en « improbabologie », a retrouvé pour l'occasion une pochade commise en 2001 par deux sérieux universitaires, Scott Gilbert, professeur de biologie au Swarthmore College, et Ziony Zevit, spécialiste de littérature biblique et des langages sémitiques à l'American Jewish University de Los Angeles. Les deux potaches ont publié leur blague érudite sous la forme d'une correspondance adressée à l'American Journal of Medical Genetics où les abonné(e)s peuvent encore la consulter - les non-abonné(e)s iront voir ailleurs, on la trouve aussi.

Pour Scott Gilbert, le récit biblique de la création d’Ève à partir d'une côte prélevée sur Adam endormi par l'Eternel, ne peut s'accorder avec ce que l'on sait de l'humaine morphologie. Ceux qui ont pris la saine habitude de compter leurs abattis savent qu'il ne leur manque, de quelque côté qu'ils se tournent, aucune côte fixe ou flottante. S'impose donc l'idée d’interroger le texte de plus près et de voir ce qui  a été généralement traduit par « côte ». Ziony Zevit a relevé quelques occurrences de ce vocable dans le Livre de Samuel et le Livres des Rois et estimé que, si le mot hébreu ainsi traduit pouvait bien désigner une « côte » ou un « côté », il pouvait aussi prendre le sens de soutien architectural - « colonne », « étai », « poutre », ce genre de choses...

Nos deux compères n'ont aucun besoin de faire un dessin, il est dès lors évident que l'étai osseux de l'anatomie virile qui a servi au bricolage divin est le fameux baculum disparu. 

Ils poussent la malice jusqu'à noter que le prélèvement a laissé une cicatrice sur la morphologie des descendants d'Adam : « cette magnifique suture », nommée raphé périnéal, qui sillonne le pénis, le scrotum et le périnée - preuve que l’Éternel taillait large.

Il est difficile de savoir si les rédacteurs de l'American Journal of Medical Genetics ont pris - un peu - au sérieux cette savante fantaisie, dont le succès peut s'expliquer par la plus-value symbolique qu'elle apporte au mythe de la Genèse. Mais ils ont pu y voir également les prémices prometteurs d'une nouvelle science, encore à construire, l'exégèse biblique évolutionniste...


PS : L'existence, chez certaines espèces animales, d'un os clitoridien, encore nommé baubellum, est encore plus mal connue... Quant à sa fonction, elle est encore plus mystérieuse, cela va sans dire...

lundi 23 juillet 2012

Les chants du cygne du jazz

Pour cette nouvelle tentative, j'avais cru mettre toutes les chances de mon côté. La veille - vendredi 13 juillet, soixante-seizième anniversaire de la naissance d'Albert Ayler -, j'avais soigneusement évité toute manipulation de l'échelle de la bibliothèque de peur de me retrouver du mauvais côté. Surtout, j'avais minutieusement écouté les quelques versions de Spirits Rejoice – que certains s'obstinent à appeler La Marseillaise d'Albert Ayler – présentes, à portée des oreilles, dans ma cédéthèque. Enfin, à l'aube du 14 juillet, je me suis confortablement installé dans le meilleur fauteuil du salon, le livre en main, bien avant que la patrouille de France ne survole mon modeste logis normand – très précisément situé dans le prolongement axial de la plus belle avenue du monde où l'on devait défiler...

Et cela n'a pas marché.

Une fois de plus, La Marseillaise de Marc-Édouard Nabe - Le Dilettante, 1989 - a fini par me tomber des mains.

Le texte est assez court, une quarantaine de pages, à raison de vingt-quatre lignes par page, chacune de ces lignes ne comportant pas beaucoup plus de quarante caractères, espaces compris... Pourtant, il me semble interminable, et je me demande si le plus célèbre des écrivains maudits n'est pas à placer au rayon des auteurs qui ont la fâcheuse tendance de confondre l'écriture avec une forme élaborée de dysenterie.

Alors, l'œil court sur les pages et va vite explorer les dernières.

Je lis :

La Marseillaise d'Albert Ayler en 1970 à Saint-Paul fut le chant du cygne du jazz. Albert Ayler était le dernier jazzman.

(Spirits Rejoice – que Nabe tient à nommer Marseillaise - fut bien le dernier morceau, donné en rappel, du concert du 27 juillet 1970, dans les jardins de la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence.)

Et revoilà, se dit-on en refermant définitivement l'opuscule, revoilà donc encore une fois de sortie cette vieille scie aux dents émoussées que jamais personne n'a vraiment songé affûter...

Car, au fond, si une histoire du jazz est possible, elle ne peut être que celle de ses dépassements et ponctuée de chants ultimes.

Aussi bien, d'ailleurs, pourrait-on dire que ce « chant du cygne du jazz » fut celui que John Coltrane, « dernier jazzman » lui aussi, avait lancé, cinq ans avant, au festival d'Antibes, en donnant pour la première et dernière fois en public A Love Supreme :

John Coltrane, saxophone ténor ; McCoy Tyner, piano ; 
Jimmy Garrisson, contrebasse ; Elvin Jones, batterie.
Aknowledgement et Resolution (partiel), le 26 juillet 1965.


Psalm, la dernière partie, sur un montage d'images rapportées.

On raconte que, dans la chambre du Grand Hôtel de Juan-les-Pins où il avait été installé, John Coltrane jouait sur le son d'une bande magnétique enregistrée lors d'un concert d'Albert Ayler. J'ignore s'il a parlé de cela avec Michel Delorme qui l'avait alors interviewé pour le magazine Jazz Hot et qui a rapporté l'anecdote... Mais on cite souvent, avec plus ou moins d'aménagements, les propos qu'il a tenus, en novembre de l'année suivante, à Frank Kofsky :

Albert Ayler m'est très proche, je trouve qu'il est en train de déplacer la musique dans des fréquences encore plus élevées. C'est peut-être là où je me suis arrêté qu'il commence, il a rempli un espace que je n'avais pas encore touché.

Les deux musiciens se sont probablement croisés en Scandinavie au mois de novembre 1962, mais on ne sait que peu de choses de cette rencontre. L'année suivante, Coltrane et Ayler auraient joué ensemble à Cleveland, la ville natale d'Albert, au Jazz Temple, mais leurs improvisations sur Out of This World, un standard au titre bien ajusté, n'ont pas été enregistrées. On sait qu'au printemps de 1965, tous deux étaient au programme d'un concert organisé par Amiri Baraka, The Black Arts presents New Black Music. On peut maintenant faire la liste de toutes ces rencontres occasionnelles, jusqu'à la dernière, le 19 février 1966, où l'on a pu entendre, regroupés sur la même scène, John Coltrane, Pharoah Sanders et Albert Ayler, et se laisser aller à penser qu'à chaque fois, cela devait être comme un « chant du cygne du jazz »...

L'une des dernières volontés de Coltrane a été que l'on entende Albert Ayler jouer lors de ses obsèques.

Le chant d'adieu d'Ayler a été enregistré de manière lointaine, semble-t-il, mais avec la réverbération des voûtes de l'église, on peut l'entendre comme il doit être entendu : Out of This World.

Albert Ayler, saxophone ténor ; Donald Ayler, trompette ;
Richard Davis, contrebasse ; Milford Graves, batterie.
St Peter's Lutheran Church, New York City, 21 juillet 1967.


PS : Vient de paraître, chez Rogue Art, 13 Miniatures for Albert Ayler, treize extraits du concert d'hommage donné à la Fondation Cartier, le 2 décembre 2010, à l'occasion du quarantième anniversaire de la mort d'Albert Ayler. La dernière plage, improvisation de Joe MacPhee au saxophone ténor, pourrait fournir un autre bel exemple de « chant du cygne du jazz » à ceux qui aiment mieux s’entendre parler qu'écouter la musique.


jeudi 19 juillet 2012

L'adjudant désarmé

A 9 ans, avec son mètre trente-cinq, ses vingt-quatre kilos, et malgré une musculature qui était loin de pouvoir rivaliser avec celle d'une lanceuse de marteau est-allemande, Nassuir devait avoir fière allure, le 7 octobre 2011, sur la plage de Longoni, pour qu'un avisé adjudant de gendarmerie décide de le neutraliser à l'aide d'un tir de flash-ball de type « super-pro ».

L'enfant y a perdu un œil...

Évacuation de Nassuir, pris en charge par un pompier.
(Copie d'écran vidéo.)

Mayotte s'insurgeait alors contre la vie chère et, ici ou là, s’enflammait.

D'où les circonstances de l'intervention, vue ici par l'AFP, relayée par L'Express, dans une dépêche du 11 octobre :

Vendredi dernier, alors qu'une manifestation réunissait 200 personnes à Longoni, cité portuaire de Mayotte, le directeur du port a alerté la gendarmerie sur la présence d'un groupe d'enfants se dirigeant, par la plage, vers les plates-formes de conteneurs.

C'est dans ce contexte que trois gendarmes de Mamoudzou sont intervenus et que l'un d'eux a fait usage d'un flashball en direction des jeunes. (...)

Selon la version gendarmesque, le gamin s'apprêtait à lancer une pierre sur l'un des collègues de l'adjudant, et celui-ci a donc cru devoir réagir par un « tir de protection », constituant sans doute à ses yeux une riposte proportionnée....

 Réaction nerveuse d'un spécialiste du « tir de protection ».

On laissera les détails du calcul aux experts en balistique ou en tout autre science, exacte ou inexacte mais assurément inhumaine, enseignée à l'école de gendarmerie. Mais on peut penser qu'entre l'énergie cinétique acquise par un projectile lancé par une arme de type flashball et celle d'un caillou qu'aurait jeté un enfant de neuf ans en direction d'un membre des forces de l'ordre, il existe une notable différence.

Cette disproportion n'a pas dû échapper aux autorités puisque l'auteur du coup « a été mis en examen pour "violences avec arme, sur mineur de 15 ans, par personne dépositaire de l'autorité publique, dans l'exercice de ses fonctions" » et placé sous contrôle judiciaire. A l'issue d'une reconstitution et de diverses audition, le procureur, monsieur Philippe Faisandier, allait jusqu'à estimer que « nous sommes en présence d'un tir volontaire, mais que ses conséquences n'étaient pas souhaitées ».

On peut penser que la justice, en cette affaire qui met en cause un membre des forces de l'ordre, suit son cours habituel sans forcer sa nature...

Cependant, on apprend qu'une décision récente du Défenseur des droits « demande que des "poursuites disciplinaires" soient engagées contre l'adjudant pour cet "usage disproportionné de la force" ». Comme monsieur Dominique Baudis a dû étudier les divers éléments du dossier, il réclame également « une sanction contre son collègue qui, comme l'auteur du tir, ne s'est "pas assuré de l'état de santé du jeune blessé", finalement secouru par un pompier volontaire ».

Seuls quelques rêveurs en voie de disparition ont pu imaginer qu'une commission de discipline de la gendarmerie avait pu prononcer, à l'encontre de ce militaire, des sanctions proportionnées aux conséquences - « souhaitées » ou non - de son « tir de protection ». Les plus obstinés d'entre eux on pu envisager qu'un gradé aurait pu - et là, on passe au conditionnel - le prendre entre quat'zieux pour lui faire comprendre qu'après un tel geste, qu'il ait été commis de sang-froid ou non, sa place n'était plus dans la gendarmerie.

Fictions pour pelleteurs de nuages que tout cela.

En cherchant un peu, on peut apprendre que

Le gendarme mis en examen pour avoir crevé l’œil d'un enfant de 9 ans par un tir de flash-ball lors des manifestations qui ont touché Mayotte en octobre 2011, a demandé que soit levé son contrôle judiciaire.

En effet, nous explique-t-on, ledit contrôle judiciaire lui interdit le port d'une arme et notre pauvre adjudant doit se sentir brimé :

Boris Roumiantsef se cantonne donc à des tâches administratives et souhaite retrouver le terrain.

Son avocat métropolitain, Me Laurent-Franck Lienard - entre autres choses spécialiste du droit des forces de l'ordre - estime qu'on empêche son client de travailler et va même jusqu'à tenir ces propos assez étonnants, et tout à fait désarmants :

Ce n'est pas un délinquant, le contrôle judiciaire, ce n'est pas pour un militaire, c'est humiliant.

La requête de l'adjudant a été examinée, personne ne lui a ri au nez, apparemment, et la décision a été mise en délibéré au 24 juillet...


lundi 16 juillet 2012

L'homme aux loups

L'art du ticheurte orné n'a peut-être pas encore fait l'objet de la grande étude socio-esthétique qu'il mériterait. Ce serait pourtant un sujet d'un intérêt certain. Publié à temps, il pourrait, dans les gazettes qui souffrent de la vacuité vacancière, rivaliser avec bien d'autres, tel celui de l'influence des prénoms sur la réussite au baccalauréat qui vient de meubler opportunément quelques chroniques...

L'été, « saison des amours », est aussi la saison du ticheurte - imprimé de motifs ou non. L'étude de cet accessoire vestimentaire, assez ringard mais encore populaire, permettrait d'aborder la riche et subtile dialectique de l'occultation et du dévoilement. Cette problématique est centrale, on le sait, dans toute réflexion conséquente portant sur les costumes d’Ève, d'Adam et de leurs descendants. Les stagiaires pisse-copie y trouveraient leur compte pour l'illustration de leurs articulets, jouant avec la légèreté qui les caractérisent sur ce qui se trouve caché et ce qui se trouve révélé. C'est moins facile qu'avec le maillot de bain, mais tout de même plus aisé qu'avec le passe-montagne.

Avec le ticheurte imprimé, le thorax revêtu devient recto verso lieu d'affichage, et le vêtement, cachant le corps pour mieux en souligner les signes extérieurs de féminité ou de virilité, devient révélateur de goûts personnels, d'opinions et/ou d'appartenances diverses. Le costume devient l'expression d'une âme, en quelque sorte. Et on imagine assez bien que des observations affutées pourraient mener, dans le supplément vacances-j'oublie-tout de nos quotidiens, à de très judicieux articles brodant sur le thème « dis-moi ce qu'il/elle porte, je te dirai si c'est un bon coup ».

Le célèbre ticheurte Three Wolf Moon
de la marque The Mountain.

L'affirmation de soi que l'on arbore ainsi comporte bien souvent une bonne part de provocation. On peut invoquer l'alibi du « second degré », et c'est le cas du fabricant des ticheurtes aux loups, ou prétendre que l'on trouve « marrant » de s'affubler d'un chromatisme au goût si douteux. Il n'en demeure pas moins que le port de certains accessoires de mode revêt toutes les apparences de la revendication adolescente paradoxale qui se la joue, avec un soupçon d'ironie, grand loup solitaire et  tient à marquer l'appartenance à la meute...

Il est plus difficile de parler d'autodérision lorsqu'apparaissent sur le poitrail ou les omoplates certains signes plus abstraits, et notamment ceux qui furent jadis utilisés par les bataillons du national-socialisme conquérant...

Exhibition sans ticheurte d'une Wolfsangel
par une admiratrice de Boyd Rice.

La Wolfsangel et le Totenkopf sont deux signes qu'affectionnent particulièrement les groupes de nazillons...

On pourrait arguer que la Wolfsangel est un graphisme ancien, runiforme, qui s'inscrit dans les blasons de plusieurs villes allemandes, mais on n'oubliera pas qu'elle a été reprise pour orner le fanion des unités de combat Werwolf créées en septembre 1944 pour s'opposer en francs tireurs à l'avance des Alliés. Le Totenkopf offre moins de prise à l'ambiguïté, puisque ce fut l'insigne de la SS-Totenkopf-Division, créée en 1939 à partir des SS-Totenkopfverbände, unités assurant la garde des camps de concentration. Si nul n'était censé ignorer l'histoire, on saurait que le porter revient à nier une longue liste de crimes de guerre, autrement dit de crimes contre l'idée même d'humanité... 

Pour avoir affiché ces deux signes sur son ticheurte, un brave citoyen limougeaud s'est sans doute fort étonné d'avoir été pris à partie par deux jeunes gens choqués de sa parade indécente. Il le prit de très haut, et le ton monta à sa hauteur. Si bien que l'un de ses deux interlocuteurs s'oublia jusqu'à lui balancer une gifle en sa face.

Le meussieu ainsi outragé publiquement, officier de police de son état, fit appel à ses collègues en service pour coffrer Mathieu et Alban. Il rentra peut-être chez lui pour se tartiner la joue à l'arnica, mais auparavant il prit la précaution de se faire délivrer deux jours d'ITT - on en déduira, au choix, que la jeunesse indignée peut avoir la main lourde ou que le maxillaire policier peut se révéler délicat à l'usage. Ensuite, il se constitua partie civile, demandant 2000 euros de dommages et intérêts.

L'affaire vient d'être jugée au tribunal correctionnel de Limoges.

Les deux accusés ont reconnu, et expliqué, leur geste. 

La victime a soutenu qu'il ignorait la signification des motifs ornant son ticheurte.

« J’aime les loups », s’est-il défendu.

(C'est un signe intérieur de virilité assez répandu, anéfé...)

Le procureur, monsieur Jean-Pierre Dartenset, a proposé de sanctionner ces « faits de violence » par un travail d'intérêt général, mais le verdict, après délibération, fut alourdi : les deux prévenus, devenus officiellement coupables, ont été condamnés à un mois de prison avec sursis et à verser 600 euros à la victime. Notre amoureux des loups pourra ainsi se procurer quelques pièces d'habillement plus anodines, et tout aussi seyantes, sans passer par les officines commercialisant de la vêture nazillonne. N'ayant peut-être pas encore fait son choix, « le policier mis en cause » (sic) n'a pas souhaité répondre aux questions de Léa Bénet, du Figaro.

Selon l'usage, le tribunal a siégé et la cour a délibéré en toute indépendance.

On s'est notamment affranchi de toute pesanteur historique. La présidente, madame Isabelle Parmentier a tenu à ouvrir les débats en déclarant :

On ne refait pas Nuremberg ici ! Nous sommes à Limoges en période de paix !

(C'est avec ce type de bon mot que l'on se fait une solide réputation de président(e) de cour d'assises redoutable, tous les chroniqueurs judiciaires vous le confirmeront...)

Notons simplement qu'« à Limoges en période de paix », on n'est, selon Mappy, qu'à 23 minutes, en voiture de taille moyenne, du site sanctuarisé d'Oradour-sur-Glane, où la division SS Das Reich opéra de la manière que l'on devrait savoir, arborant son insigne, la Wolfsangel.

On peut décréter que l'on va laisser l'histoire à la porte du tribunal correctionnel de Limoges, l'Histoire n'en est pas moins toujours là, aux portes de Limoges.

Insigne de la 2e division SS Das Reich.
(Image Wikipedia.)

vendredi 13 juillet 2012

Un guide de promenades parisiennes


– Ouvrez grands vos hublots, tas de caves, dit Fédor Balanovitch. A droite, vous allez voir la gare d'Orsay. C'est pas rien comme architecture et ça peut vous consoler de la Sainte-Chapelle si on arrive trop tard.
(…)
– Sainte-Chapelle, qu'ils essayaient de dire. Sainte-Chapelle...
– Oui, oui, dit-il aimablement. La Sainte-Chapelle (silence) (geste) un joyau de l'art gothique (geste) (silence).
– Recommencez pas à déconner, dit aigrement Zazie.

Raymond Queneau, Zazie dans le métro, Gallimard, 1959.


Selon les estimations de la conservatrice en chef de la bibliothèque de Trifouillis-en-Normandie, il me faudra attendre deux ou trois ans avant de pouvoir emprunter Métronome : L'histoire de France au rythme du métro parisien, le best-seller de Lorànt Deutsch - aux Éditions Michel Lafon, 2009. La notoriété de cet ouvrage vient d'être opportunément relancée par une adaptation télévisée assez médiocre, paraît-il, et, plus récemment, l'éclosion médiatique d'une polémique assez tardive. Le débat, relayé par des élus PCF-Parti de Gauche du Conseil de Paris vient tout juste de se noyer dans la tiède pataugeoire dudit Conseil. Cette instance municipale n'était certainement pas la mieux placée pour aborder la question de fond, qui est peut-être celle de l’utilisation courante, à des fins prétendues pédagogiques, de certains produits de qualité médiocre, mais placés « en promotion », de notre florissante industrie culturelle. Quand ils auront le temps, les responsables de l’Éducation Nationale pourront plancher là-dessus, mais je crois qu'il va y avoir un certain délai... 

Il en sera de même pour ma lecture du Métronome, à moins que je ne me décide à le feuilleter très systématiquement, debout dans les rayons de mon hypermarché préféré où il doit être placé en évidence. Cela sera un peu plus confortable que de le lire dans le métro...

Ma curiosité est motivée par l’extraordinaire talent que laisse supposer l'auteur Lorànt Deutsch.

De la première livraison de l'adaptation télévisuelle de son œuvre, les critiques ont relevé et popularisé cette phrase qui enterre bien des perles laborieusement collectées par les correcteurs du baccalauréat :

Les Romains, face à l'armée gauloise, attaquent aussi par derrière. 

Au lieu de m'en gausser comme un bossu, j'y vois une preuve de la riche érudition de notre homme. Pour en arriver là, il est indéniable qu'il a dû potasser un grand nombre de traités de stratégie militaire...

A l'oral, dans le décousu et le débridé, et surtout quand il affirme son attachement à l'idée de monarchie, il fait preuve d'un art consommé de l'aphorisme :

On n'a pas fait que couper la tête au roi, on a tourné le dos à beaucoup de nos racines. 

Disait-il, lors d'une émission de Laurent Ruquier.

... pour moi, l'histoire de notre pays s'est arrêtée en 1793, à la mort de Louis XVI. Cet événement a marqué la fin de notre civilisation, on a coupé la tête à nos racines et depuis on les cherche. 

Disait-il au cours d'un entretien retranscrit dans Le Figaro-Télé.

Si notre auteur prenait conscience de ses immenses possibilités, y ajoutant un peu d'humour et de travail, il pourrait peut-être rejoindre, avec de si fortes maximes, le grand Pierre Dac dans l'anthologie toujours en chantier du foutage de gueule.

Pierre Dac (1893-1975),
à Londres, probablement.
(Photo : AFP/Archives.)

Pour le reste, je ne pense pas, et l'on voudra bien pardonner mon immodestie, avoir vraiment besoin des travaux de Lorànt Deutsch pour me (re)donner le goût de l'Histoire, qu'elle soit de France ou de Paris. Mais sait-on jamais ?

Ce que je sais, c'est que j'ai, pour mes promenades parisiennes, un goût fort modéré pour les guides. Et je me connais assez pour savoir que j'aurais un peu de mal à adopter un guide pour lequel une association nommée Paris-Fierté a lancé une pétition de soutien, relayée par le Bloc identitaire, l'Œuvre française, Rivarol et Minute. Je préfère, à l'occasion, partir en me repérant le plus scrupuleusement possible sur un plan de Londres, Le Caire ou Barcelone, trois autres villes riches en histoires, ou encore en me référant au Paris introuvable de Karen Elizabeth Gordon.

Le guide insolite écrit par Karen Elizabeth Gordon,
illustré par Barbara Hogson et Nick Bantock.
Traduit de l'anglais par Danielle Mémoire.
Éditions Abbeville, 1997.

On doit ce livre à une spécialiste du langage, auteure d'ouvrages aux titres plus ou moins intraduisibles, The Deluxe Transitive Vampire: A Handbook of Grammar for the Innocent, the Eager and the Doomed - 1993 - ou The Disheveled Dictionary: A Curious Caper Through Our Sumptuous Lexicon - 1997 - ou encore Torn Wings and Faux Pas: A Flashbook of Style, a Beastly Guide Through the Writer's Labyrinth - 1998 -, mais aussi de nouvelles qui n'ont, à ma connaissance, jamais été traduites en français. Son Paris Out of Hand: A Wayward Guide de 1996 l'a été, mais ce fut certainement un parfait worst-seller qui est devenu - c’était couru d'avance - introuvable.

Cet insuccès éclaire indubitablement le spectacle désolant de ces troupes harassées de touristes que l'on voit se masser dans certains endroits de la capitale désignés par leurs guides prosaïques. Au retour, comme Charles et Gabriel accompagnant Zazie, ils confondront le Panthéon avec les Invalides ou le Sacré-Cœur, et devant leur diaporama les couples se déchireront...

Mais, loin de Paris, ils seront également loin du Café conjugal, sis au 368 de la rue des Allumettes :

Propriété de la compagnie qui possède et gère également le Café Conditionnel, le Café conjugal ne tolérera pas les silences glaciaux, les geignements et les voix anguleuses qu'un couple marié impose souvent à ses voisins de table. D'une partie à l'autre d'un ménage en péril, l'invitation à y dîner est donc le signal de la trêve: à peine sur place, les voici tout charme et civilité; il n'est pas rare qu'on ait, arrivé au café et aux profiteroles, oublié jusqu'à la cause du conflit. Que vienne, en revanche, un couple en pleine harmonie, et ce peut être le salut avant la mêlée, le calme avant la tempête.

La conjugalité s'entend ici en un sens élargi et englobe aussi bien un homme et son chien, une femme et son miroir, un ménage à trois plus ou moins ordinaire qu'une dominatrice occasionnelle et son esclave. Il n'est pas exigé de certificat de mariage ou de concubinage.

Dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, le Conjugal était subrepticement devenu un marché d'échange de partenaires à court ou à long terme. Il est revenu, avec le Sida, à sa vocation première. Deux non avertis, surpris à s'y faire des reproches ou s'entre-corriger leurs anecdotes, se retrouveront à faire la vaisselle, hacher la chair à saucisse ou récurer les parquets, le temps de se réconcilier avant d'être expédiés au lit à l'étage au-dessus.

Hélas !

Et tant pis pour eux...


Ce guide précieux est judicieusement découpé en chapitres commodes à consulter : Hôtels, Vie nocturne et Loisirs, Restaurants et Cafés, Services, Sites et Monuments, Magasins et Boutiques, Transports. Sa parfaite inutilité pratique en fait un guide irremplaçable pour s'égarer sur les chemins où fleurissent d'étranges légendes urbaines :
 
Aux alentours de la Place Gambetta, dans le XXe arrondissement qui, légèrement suspendu, possède l'air le plus pur de la capitale et a, pour cette raison, attiré de nombreux hôpitaux ainsi que la rue piétonne à laquelle Villiers de l'Isle-Adam a donné son nom, il est une coutume qui peut, par à coups, à n'importe quel moment de l'année, de jour comme de nuit, briser la paisible surface du quartier. Les grands-mères, les mères, les adolescentes et quelques fillettes précoces y épinglent une fleur à leur corsage pour pleurer la disparition et honorer le retour et la mémoire de celui que Paris-Presse avait baptisé « le violeur en smoking ».

Bien qu'il n'ait pas confiné ses assauts à une seule rue, c'est Passage des Soupirs qu'il a commencé sa carrière. N'a-t-il été qu'un inoffensif dandy, ainsi que les fleurs semblent en témoigner ? Tout ce que faisait, en somme, l'élégant agresseur, c'était d'accoster les femmes seules dans les ténèbres de rues désertes et les forcer à danser avec lui. Il laissait toujours en signature une fleur épinglée sur la palpitante gorge de sa victime. Si vous remontez la colline depuis la place Gambetta, et si vous voyez une jupe tournoyer sur une mesure de valse ou de tango et une femme aux yeux étincelants, vous saurez que le fantôme en smoking est de retour, invisible, et adoré.


Le livre se termine avec des

ADIEUX AU LECTEUR

Les réjouissances ne s'achèvent pas ici, et votre voyage commence tout juste. Nous vous laissons aux soins des transports afin que vous puissiez être transporté de corps et d'âme où que vous le souhaitiez. Faites vos arrangements, vos dérangements, envoyez-nous une carte postale depuis la Poste du Pont Traversé (*), le pont entre désir et assouvissement. Bienvenue alors à vos propres pas ; ils vous mènent au Café Destinée (*), vous rencontrez un autre Introuvabiliste au Musée des Lèvres et Livres (*), ou prenez votre essor dans un hôtel silencieux. Paris est à vous, à votre demande, et nous espérons que vous avez trouvé de nouvelles questions, et non pas des réponses, au moment où vous allez laisser à découvert la part ensoleillée et la part noctambule de vos incomparables traces. Les fenêtres veulent vos yeux, les visages votre reflet, la vie d'une ville invite la vôtre.

(*) Lieux que seul ce guide vous permettra de connaître.

mardi 10 juillet 2012

Retour à l'ordinaire

Hormis quelques rancuniers qui n'ont peut-être pas de papiers, tout le monde s'est ému en entendant monsieur Claude Guéant, ancien ministre de l'Intérieur et des Expulsions vers l'extérieur, expliquer, sur France-Inter où il était venu prendre un petit café, que

Vivre comme un citoyen ordinaire, ça fait du bien aussi.

Le pensent également tous ceux dont la vie la plus ordinaire qui soit a été rendue impossible sur le sol français par la politique menée par Claude Guéant et ses amis. Mais ce n'est pas de cela que notre antipathique has-been voulait parler.

Avec beaucoup de dignité, sans pleurnicher le moins du monde, cet homme qui avait la prétention de se faire élire comme représentant du peuple de Boulogne-Billancourt a expliqué dans le poste :

Depuis des années et des années, je vis entouré d’une équipe qui s’occupe de mes petits problèmes, qui me passe mes coups de téléphone, qui me prend les rendez-vous...

Maintenant, je passe mes coups de téléphone moi-même. C’est intéressant d’ailleurs, car ça montre aussi ce qu’est la vie des Français.

Je dois faire quelques contrôles médicaux, eh bien je vois ce que c’est d’obtenir un rendez-vous, c’est pas si simple que ça !

Cependant, il omet peut-être de préciser que la plus grande difficulté rencontrée est que la plupart des standardistes le prennent pour Gérald Dahan lorsqu'il se présente au bout du fil...

J'ignore s'il a réussi à obtenir ses rendez-vous et quelles ont été les conclusions de ces examens de contrôle, mais il est possible qu'il en ait bavardé avec Jean-Marc Leclerc, journaliste au Figaro - mais pas que - à qui, « rompant le relatif silence qu'il s'est jusqu'à présent imposé », il a accordé un entretien. Cependant, loin de nous donner des nouvelles de la santé de monsieur Guéant, le compte-rendu est plutôt centré sur l'appréciation portée par l'ancien ministre sur son successeur, monsieur Manuel Valls, qui, ainsi que l'indique le titre, lui inspire quelques réserves.

A propos du si consensuel « combat contre la délinquance », le tout nouveau « citoyen ordinaire » hésite un peu entre lapalissade et raffarinade :

Si on ne se fixe pas d'objectifs, on risque de ne pas les atteindre…

Mais c'est sur le terrain de l’immigration des « clandestins » que l'on retrouve toute la verve méli-fielleuse de « l'ancien patron de toutes les polices » - j'emprunte cette heureuse périphrase au talentueux Jean-Marc Leclerc.

Claude Guéant rappelle qu'au temps où il était aux affaires, la police éloignait 3000 à 4000 clandestins par mois. « J'ai entendu dans la bouche de M. Valls qu'il y avait eu quelques dizaines de reconduites depuis son arrivée », relève-t-il un peu gêné. Mais il faut bien un peu de temps avant de « rentrer dans les dossiers », concède-t-il.

Malgré la volonté de perfidie de cette remarque - que le sorti des affaires aurait faite « un peu gêné » (!!) -, on entend bien que la critique que monsieur Guéant adresse à monsieur Valls reste limitée au domaine du symbolique : la question semble bien être de savoir qui des deux a la plus grosse...

(...motivation)

(Bien sûr.)

Exhibitionnisme pipolitique du changement de maintenant.
Anne Gravoin, Johnny Hallyday, Manuel Valls, Laeticia Halliday...
(Photo : Bestimage/Borde/Corlouer/Jacovides/Rindoff Petroff,
pour La Parisienne dans Le Parisien.)

Si la critique de l'action de Manuel Valls par Claude Guéant semble si asthénique ce n'est sans doute pas pour des raisons médicales. C'est plus probablement le signe de leur entente profonde sur l'essentiel : la « vocation » de l'étranger sans papiers à être flanqué à la porte car, en somme, « nous ne sommes pas en situation aujourd'hui d'accueillir plus que ce qui est possible sur notre territoire national » - Manuel Valls, samedi 7 juillet 2012, réécrivant en style bleu marine une célèbre déclaration de son ancienne idole, Michel Rocard.

Monsieur Claude Guéant doit tout de même apprécier, mort de rire, la récente circulaire qui vient d'être adressée aux préfets par le ministère de l'Intérieur et des Expulsions vers l'extérieur. Très naïvement, sous le titre Rétention des enfants, l'exception, Michel Henry, dans Libération, la résume ainsi :  

Selon ce texte (...) l’assignation à résidence devient la règle pour les familles en situation irrégulière, et le placement en rétention, l’exception. L’assignation est « moins coercitive, plus humaine et respectueuse de l’intérêt supérieur de l’enfant », assure l’Intérieur. Elle peut s’effectuer soit au domicile des familles, si elles en ont un, soit en milieu hôtelier. Ne seront dirigées vers les centres de rétention administrative (CRA) que les familles n’ayant pas respecté une assignation, ainsi qu’« en cas de fuite d’un ou plusieurs membres de la famille ou en cas de refus d’embarquement », explique Manuel Valls dans ce texte de trois pages. Lorsque la famille « s’est volontairement soustraite à l’obligation de quitter le territoire français », elle sera, dès interpellation, mise en rétention.

Notre ancien ministre, je le suppose, n'ignore pas la règle historique jadis entrevue par Walter Benjamin. Elle veut que pour certains - par exemple ces étrangers indésirables bannis de nos terres - l'exception est une sorte de règle... La circulaire prévoit d'ailleurs très précisément qu'elle le devienne, en y mettant quelques formes symboliques qui, avec l'apport d'éléments de communication appropriés, devraient faire taire un peu plus les associations et collectifs de soutien.

Et puis, comment ne pas applaudir à cette suprême habileté de faire peser sur les familles cette menace de placement en rétention au cas où leur viendrait l'idée de se soustraire volontairement à l'obligation de quitter le territoire francais ?

Que Mayotte, où 5.389 enfants ont été privés de liberté en 2011 - et dans quelles conditions ! -, soit maintenu dans un état de réelle exception par cette même circulaire, on l'expliquera par le fait que « c'est un territoire qui est soumis à une pression migratoire massive ». Tout un ensemble de promesses - un « dialogue avec les autorités comoriennes », une étude par « une personnalité indépendante », « un rapport sur la situation des droits » dans l'archipel et des propositions « dès la rentrée » - autorisent, semble-t-il, le ministère de l'Intérieur à tolérer l'intolérable, qui n'est, dans sa rhétorique, qu'une « situation singulière »...

Avec un peu d'indulgence et beaucoup d'imagination, Michel Henry voit dans cette circulaire un premier « signe de bonne volonté »...

Un deuxième serait, selon lui, « la future suppression de la franchise de 30 euros imposée depuis 2011 aux étrangers en situation irrégulière pour accéder à l’aide médicale d’État (AME) ». Si cette mesure stupide et abjecte était effectivement rapportée, cela serait en raison des dangers qu'elle fait courir à la bonne gestion de la santé publique, donc en raison de sa stupidité et non de son abjection. Il est probable que nous ne soyons plus « en situation aujourd'hui » de ne pas être abjects, de temps en temps. Cela fait partie de l'ordinaire de la politique...

A ce « deuxième signe de bonne volonté », monsieur Brice Hortefeux, qui s'en voudrait d'en rater une, a déjà vigoureusement réagi :

C’est un très mauvais signal qui va créer un appel d’air pour tous les candidats à l’immigration.

D'autres, aussi imaginatifs que lui dans l'argumentation, vont sans doute nous reparler des histoires de ces pauvres mémés bien ordinaires et bien de chez nous qui, à cause des étrangers clandestins, me peuvent plus se faire soigner...

Monsieur Guéant pourrait au moins leur faire entendre que, de toute façon, ce n'est pas si facile que cela, actuellement, de prendre un rendez-vous pour un contrôle médical ordinaire...

samedi 7 juillet 2012

Le regard d'un éditeur

Assurément, madame Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, n'a pas utilisé les services plumitifs de Pierre Assouline pour rédiger le discours qu'elle a prononcé devant l'Assemblée générale du Syndicat national de l'édition. Elle n'a peut-être même pas pris connaissance des opinions du très influent spécialiste de ce milieu autorisé - au sens coluchien du terme, cela va de soi. Mais on lui conseillera, si elle en a le temps, de prendre connaissance des remontrances vinaigrées que lui adresse, en une note bloguistique, cet important personnage de la république des livres. Elle y trouvera, dans un résumé caricatural de son discours, quelques remarques ironiques comme celle-ci :

Puis elle avoua son affection particulière pour Rousseau et Proust, coup de cœur qui correspond également à deux commémorations.

(Elle évitera de se demander pourquoi Pierre Assouline, que l'on ne savait pas si proustien, a jugé bon de publier son Autodictionnaire Proust - Omnibus, 2011 - à la fin de l'année dernière...)

Mais ces reproches allusifs ne sont que l'écrin de la perle que notre académicien a cru trouver non dans ce discours mais dans les propos tenus par la ministre en marge de la réunion et rapportés par ActuaLitté, sous le titre :

Exclusif : Filippetti : "C'est l'éditeur qui fait la littérature"

Cette « petite phrase qui tue » est, bien sûr, habilement montée en épingle par Assouline qui, jadis besogneux biographe de Gaston Gallimard, sait bien que la littérature ne doit rien - mais vraiment rien ! - aux éditeurs, conseillers littéraires, directeurs de collections ou membres du comité de lecture... En conclusion, il conseille à ses lecteurs d'écouter « déjà monter la clameur du petit peuple des écrivains : si c’est l’éditeur qui fait la littérature, et nous alors, qu’est-ce qu’on fait ? »

Il semble cependant qu'au cours de ce coquetèle les propos de madame Aurélie Filippetti portaient plus, en partant de son expérience personnelle, sur les rapports entre auteur(e)s et éminences des maisons d'édition que sur le statut de la LLittérature - qui a bien besoin de deux ailes majuscules pour planer au dessus de ces contingences de basse-cour. Cela ne cassait pas trois pattes à un canard, mais cela ne méritait peut-être pas l'attribution officielle d'un diplôme de dinde par le républicain des livres, puisque cela pouvait se résumer en cette banalité élémentaire:

L'écrivain ne naît qu'au travers du regard de l'éditeur.

Ici, l'éditeur imprime aussi sa marque sur la voirie.
(Photo : Rémi Mathis.)

Parfois, l'éditeur voit double et d'un écrivain naissent deux auteurs.

Ce fut le cas de Jean Meckert qui devint Jean Meckert/Amila selon que les lecteurs de la rue Sébastien-Bottin - continuons à l'appeler comme ça, voulez-vous ? - le voyaient en blanc ou en noir.

Alors que le calendrier des grandes commémorations ne prévoit rien pour lui - il était né en 1910 et il est mort en 1995 -, Jean Meckert fait actuellement l'objet d'une actualité qui ne pourra que réjouir ceux qui ont pour ses deux œuvres une « affection particulière ».

Ils pourront d'abord se rendre à la Bilipo - Bibliothèque des littératures policières - où se tient, jusqu'au 13 octobre, l'exposition Meckert-Amila, de la Blanche à la Série noire. Les lieux sont (trop) peu fréquentés, un peu perdus dans le béton mais adossés à un pan de la muraille de Philippe Auguste qui passait par là. On peut y flâner longuement, sans bousculade, devant les documents rassemblés par Catherine Chauchard, responsable de la Bilipo et Franck Lhomeau, les deux commissaires de l'exposition. Ils ont puisé, bien sûr, dans les réserves de la Bilipo, mais ils ont également eu accès aux archives personnelles que Laurent Meckert, fils de Jean, leur a largement ouvertes.Tout cela, photos, manuscrits, éditions originales, tapuscrits, lettres, coupures de presse, affiches, permet de retracer le parcours de l'écrivain, assez mal connu de ses propres lecteurs...

Un complément indispensable est apporté à cette exposition par le numéro 15 de la revue Temps Noir, publiée par les Éditions Joseph K., où l'on peut trouver, éclairé par de nombreux inédits de Meckert, un substantiel entretien de Franck Lhomeau avec Jean Lebras.


C'est en 1941, avec la publication d'un premier roman, Les coups, sous la prestigieuse jaquette blanche de la nrf, que Jean Meckert a fait son entrée chez Gallimard. Deux ans avant, il avait pris contact avec Georges Duhamel pour lui proposer un « petit livre » - Message livide ou Le messager livide - prônant la création d'une armée universelle de la paix. Projet resté sans suite, à tout point de vue... Georges Duhamel l'avait trouvé trop influencé par Céline, et avait répondu à l'auteur en lui expliquant gentiment qu'il y avait d'autres moyens que l'écriture pour propager des idées généreuses. Les coups, qui doit être le seul ouvrage signé Meckert encore réédité par la maison - il est disponible en folio -, avait été défendu par Raymond Queneau, qui n'était pas homme à confondre Meckert et Céline, surtout à cette époque. Le livre reçut un bon accueil et attira, notamment, l'attention de Roger Martin du Gard et d'André Gide, qui lui consacra un article remarqué dans le Figaro Littéraire. Ainsi reconnu par ses pairs, Jean Meckert pris le parti de devenir écrivain à plein temps et démissionna de son travail de scribouilleur municipal.

Durant cette période, tout en produisant, sous pseudonymes, quelques courts récits destinés à paraître en fascicules, il travaille à une pièce de théâtre, Les Radis creux, dont Raymond Queneau refuse la publication, et deux romans, L'homme au marteau et La lucarne, qui, eux, sont acceptés dans la Blanche  en 1943 et 1945 - le premier a été repris, en 2006, par les Éditions Joëlle Losfeld, le second n'a jamais été réédité.

Il travaille aussi à un quatrième grand roman, pour lequel il a choisi le titre La marche au canon, où il utilise les notes prises durant sa « drôle de guerre ». Son manuscrit est accepté, le contrat est signé en 1945, mais le livre ne paraîtra pas. Roger Martin du Gard, l'ayant lu, écrit à son vieil ami Gaston Gallimard, pour déconseiller la publication, pour le plus grand bien de Meckert qui a trop de talent « pour qu'on le laisse se couler en publiant ça ». De « ça », le grantécrivain n'apprécie pas le « ton », qu'il qualifie de « bagout vulgaire de camelot de foire ». Meckert doit se résoudre à remballer sa marchandise... Mais il la conservera longtemps dans sa réserve à fictions, et il en proposera plusieurs fois diverses réécritures. Toujours vainement. Il fera sa dernière tentative en 1989, un peu plus de cinq ans avant sa mort. Dernier refus.

L'entretien de Franck Lhomeau avec Jean Lebras permet de suivre en détail l'histoire de ce manuscrit plusieurs fois remanié et plusieurs fois repoussé. A ceux qui, comme moi, l'ignoraient, il apprend que le texte assez court, publié en 2005 par les Éditions Joëlle Losfeld sous le titre La marche au canon, n'est pas l'état premier du récit mais serait une partie d'un texte plus ample et que, au milieu des années 50, Meckert aurait envisagé de le publier à part sous le titre Le dissident. Avant d'y renoncer, espérant encore pouvoir faire éditer la totalité de son roman.

Dans ces années-là, justement, un autre écrivain allait naître et s'affirmer dans le regard de son éditeur.

Recruté en 1950 par Marcel Duhamel pour alimenter en prétendues traductions de l'américain le catalogue de la Série noire, Jean Meckert devint John Amila, puis, plus simplement, Jean Amila. Son art des dialogues, son goût pour le langage parlé et son sens de la construction romanesque convenaient à merveille et firent de lui une des valeurs sûres du polar français. Comme dans cet exercice il n'abandonnait  ni son antimilitarisme ni son anticléricalisme - primaires, forcément primaires -, ses romans continuent à surprendre et à séduire ceux qui peuvent les trouver - ils sont parfois réédités, mais si peu... Il entendait bien continuer à publier des livres plus personnels, et plus ambitieux, dans la Blanche, et il a pu quelque temps continuer à le faire, mais cela devint de plus en plus difficile : il n'était plus regardé comme un jeune romancier prometteur, et le ringard populiste fut progressivement écarté.

Parallèlement, Meckert/Amila commença à travailler pour l'industrie cinématographique : Yves Allégret, André Cayatte, Maurice Labro, Georges Lautner... Disons qu'il n'a sans doute pas vu venir la nouvelle vague...

Ce sont des repérages à Papeete pour un projet de film avec André Cayatte qui lui fourniront l'occasion de publier une dernière fois sous le nom de Jean Meckert - le film ne sera jamais tourné. Le livre, La Vierge et le taureau, où il décrit la situation coloniale de la Polynésie française, met en cause les services secrets et dénonce les conséquences des essais nucléaires dans le Pacifique, n'est pas publié chez Gallimard mais, en 1971, aux Presses de la Cité. Ce sera un échec complet...

Vient de paraître chez Joseph K.
(Inédit, refusé chez Gallimard.)

Le 26 janvier 1975, c'est un dimanche, on ramasse un homme inanimé au carrefour de la rue Pelleport et de la rue de Belleville. Il est dans le coma. A la Pitié-Salpêtrière où il reprend connaissance, on détecte des symptômes épileptiformes. Rentré chez lui, le mardi, Jean Meckert note dans son journal :

Oui, j'entre dans le fameux troisième âge. Mais si encore je n'avais que de légers malaises... Me voilà donc convulsionnaire et épileptique. Jolie fin de carrière !

Il souffre aussi d'amnésie partielle.

(Selon Franck Lhomeau, les premières pertes de mémoire seraient apparues en 1972, coïncidant « avec le départ, désiré et redouté à la fois, de sa femme, mais aussi avec l'état dépressif qui était le sien après l'échec de La Vierge et le taureau ».)

Reste la volonté d'écrire qui semble entière.

Diverses tentatives sont menées en direction de la Blanche, qui n'aboutiront pas. En revanche Amila est toujours bien accueilli dans la Série noire, et c'est là que Jean Meckert - car ce livre est de Meckert - son superbe Boucher des Hurlus, roman dévastateur composé avec ses souvenirs d'enfance, son imagination et toute sa verve.

En 1986, il propose au comité de lecture de la maison Gallimard un récit au titre étrange - une sorte de calembour pseudo-lacanien, peut-être ? - Comme un écho errant. Il y raconte l'histoire du retour à l'écriture d'un auteur de polars devenu amnésique et épileptique après une agression qui l'a plongé un temps dans le coma... Autrement dit, il fait de ce qui lui est arrivé tout un roman.

Et je crois bien que c'est le meilleur roman signé Jean Meckert que j'aie lu.

Au comité de lecture de la maison Gallimard, Roger Grenier a été le seul à défendre le livre que Meckert lui avait adressé. Cependant, il doit le lui renvoyer, probablement avec une lettre expliquant que le comité regrette infiniment que l'auteur n'ait pas clairement opté entre une « biographie documentée » et un « roman psychologique »...

(La très fumeuse notion d'autofiction était pourtant apparue en 1977, mais c'était aux Éditions Galilée...)

Le comité avait-il poussé jusqu'aux dernières lignes ?

Meckert avait écrit :

Le soleil avait surgi au-dessus des pins et le vieil auteur s'était retrouvé en train d'écrire à sa table dans le pilou d'Augusta, une laine sur les épaules, en petit bonhomme fragile.

Il ne savait pas où il allait, mais du moins il ne suivait aucun mendiant aveugle. Amnésique, il ne voulait pas se donner le ridicule d'élaborer une autobiographie justificatrice. Plus simplement il était romancier, et il savait qu'il allait écrire un roman. Qui donc pouvait prétendre que ça n'en valait pas la peine ?

Et, comme les formidables rayons lumineux lui chauffaient déjà le front, il avait posément terminé la première page, qui relatait à la troisième personne : « Lorsqu'il était sorti de l'inconscience, il se trouvait sur un chariot... ... ... »

Mais parfois, les éditeurs vous regardent de travers, et vous lisent de même...