"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

jeudi 27 décembre 2012

Soirée d'anniversaire

Ce fut une bien curieuse idée que de me faire naître à la date où je suis né...

Mais je ne puis m'en prendre au choix que firent jadis mes chers parents puisque bon nombre d'indices convergents m'ont depuis longtemps conduit à penser qu'il n'y eut, de leur part, pas de choix du tout.

C'est donc à la veille d'une fin de monde annoncée qui fit long feu que j'entrai dans ma grande année climatérique.

Et cela fait une semaine qu'à ma grande surprise, cela dure...

Une ancienne tradition voyait en cette soixante-troisième, où je survis encore un peu, une année critique de la vie humaine. S'y rencontrent et s'y renouvellent, en effet, les influences cycliques des sept planètes, qui gouvernent la vie du corps, et des neuf muses, qui gouvernent celle de l'esprit...

On me pardonnera l'outrecuidance de renvoyer là-dessus à un billet de mon ancien blogue où, citations de Censorinus à l'appui, tout ceci se trouve un peu détaillé. Cela reste sans doute lisible, puisque, il y a deux ans,  j'étais beaucoup plus jeune que désormais, et j'avais par conséquent le style plus alerte et l'orthographe plus assurée.

Et puis, peut-être, voulais-je alors, sourire en coin, « au ciel bleu croire », comme disait « le Victor Hugo du XXe siècle »...

A moins que je n'y crusse vraiment :

Monique Morelli, Maintenant que la jeunesse...
Poème de Louis Aragon.
(extrait de Le nouveau crève-cœur, Gallimard, 1948.)
Musique de Lino Leonardi.

En taillant dans les vers de remplissage d'une plate horizontalité, assez coutumiers de notre auteur, d'habiles communicant(e)s pourraient utiliser cette parfaite aragonnerie pour vanter, auprès des « seniors » débutants, les « produits » qui leur ont été réservés, après étude minutieuse de leurs appétences en cours de réduction.

Malgré quelques désagréments et/ou alertes, je ne m'étais guère soucié de rejoindre cette classe d'âge officielle.

Mais le vieillissement est aussi affaire d'identité sociale, celle qu'atteste certains papiers ou qui se lit dans le regard des autres.

C'est ainsi que je fus rappelé à l'ordre, il y a deux mois, lors d'une réunion amicale où j'avais été indirectement invité par un pétulant jeune homme, à quelques jours de son anniversaire. J'y fus présenté à l'assemblée de trentenaires - ou en voie de l'être - qui s'était réunie chez lui comme un exemplaire d'humanité vétuste, et j'y fus traité comme tel, sur un ton gentiment goguenard mais insistant, dans la conversation qui s'installa. Je sentais que cela n'était pas le simple reflet ironiquement bienveillant de mes propres pirouettes sur mon âge canonique, et il me fut assez difficile de prendre ce qui venait comme cela venait et cum grano salis - d'autant que la mouture n'était pas trop fine. Je finis par me demander si l'on ne m'avait pas réservé un rôle pour un dîner de (vieux) con...

Mais de dîner, il ne fut pas question. J'ignorais qu'il s'agissait d'une soirée collective à thème défoulatoire - beuverie effrénée, partouze forcenée, défonce carabinée, tournoi de mikado ou marathon de karaoké, peu importe... Lorsque je quittai les lieux, le maître de cérémonie, après s'être poliment inquiété de ma santé déclinante, me confia que finalement, oui, il avait eu tort de me faire dire de venir. Je me gardai bien de l'assurer que, oui, cela avait été une erreur.

Cela en aurait été une à n'importe quel âge de ma vie, mais la sensation de mise à l’écart pour cause d'ancienneté a persisté, et creusé son sillon, qui, depuis, a tout à fait pris l'apparence d'une ride...

Avant de vivre avec intensité le « passage de la soixantaine » dont on me parle ici ou là depuis une bonne poignée d'années, de m'inscrire aux clubs des seniors de Trifouillis-en-Normandie, et de partir avec eux et ma valise à roulettes vers ces pays où « il fait un temps à n'y pas croire », il va falloir que je soigne cette dépression climatérique qui gagne du terrain.

Un article du Figaro Santé me rassure partiellement : la faculté s'inquiète de plus en plus sérieusement de la « dépression des seniors ». L'encadré des symptômes caractéristiques, où je fais quasiment un sans faute, confirme mon auto-diagnostic. Cependant - et c'est toujours le cas lorsque je me trouve une maladie -, certaines modalités de soins m'inquiètent un peu. On peut y lire, en effet, que, si le recours aux anti-dépresseurs est en général efficace,

En cas d'échecs thérapeutiques ou de contre-indications médicales à ces médicaments, il reste alors la solution des électrochocs: « Deux à trois séances hebdomadaires (sous anesthésie générale) pendant trois ou quatre semaines suffisent le plus souvent. Hormis quelques troubles de la mémoire dans les semaines qui suivent, il n'y a pas d'effets indésirables gênants et les résultats sont vraiment bons. Il ne faut donc pas en avoir peur quand toutes les autres solutions ont été épuisées », conclut le Pr Boulenger. Ce qui compte, c'est l'obtention d'un bon résultat…

De quoi me flanquer des angoisses en prime...

mercredi 12 décembre 2012

Il y a des semaines où...

Entres autres, j'ai adopté, bien sûr, la devise des éditions Saravah, fondées en 1965 par Pierre Barouh...

Il y a des années où l'on a envie de ne rien faire.


La Bonne franquette est un établissement, sis dans le XVIIe arrondissement - au numéro 2 de la rue des Saules -, qui se présente comme un « restaurant atypique Paris ». En plus de sa carte, il affiche pour devise :

Aimer, manger, boire et chanter.

Pierre Barouh y donnera, dimanche prochain, à je ne sais quelle heure, un mini-récital et en profitera pour prodiguer des dédicaces à profusion.

Je n'y serai probablement pas.

Car il y a des semaines où j'ai envie de ne rien faire.

 
PS : Avec des billets comme ça, je vais bientôt pouvoir touitter comme tout le monde...

samedi 1 décembre 2012

Principes d'incertitude

Dessinateur et écrivain, Frédéric Pajak compose et met en page d'étranges livres-paysages qui semblent être conçus pour les flâneurs. Il faut être capable de les parcourir dans tous les sens pour pouvoir les lire, afin de s'y perdre et de s'y retrouver - ou encore, ainsi que le dit l'intuition de la langue commune, pour s'y reconnaître...

Les éditions Noir sur Blanc viennent de publier le premier volume de Manifeste incertain - qui devrait en comporter d'autres, « au gré de l'incertitude » - , un « récit écrit et dessiné », « avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage ». Le bandeau qui accompagne ce beau livre et tient lieu de quatrième de couverture, donne une assez vague esquisse de parcours, non balisée, comme aiment en donner les promeneurs au retour de leurs pérégrinations :

Des souvenirs éparpillés, la rumeur de la mer furieuse, Samuel Beckett, Bram Van Velde, le retour des Esprits, deux jeunes fascistes à la fin des années 1980, et puis Walter Benjamin, « rêveur abîmé dans le paysage », qui s'interroge sur l'avenir du roman, sur l'Histoire, sur l'avènement du nazisme et de la culture de masse. Après un premier séjour en 1932 sur l'île d'Ibiza, fuyant Berlin, il y retourne en 1933. C'est l'heure du basculement, de l'exil définitif, de la pauvreté et de la solitude.

Roman antiromanesque, méditation sur le roman, roman fragmenté, écrit et dessiné, ce premier tome du Manifeste incertain est conçu comme un voyage dans la beauté, la fureur, la bêtise, les illusions et le désenchantement.

Dans un avant-propos, Frédéric Pajak dit avoir très tôt songé - à « dix ans peut-être » - à un livre « mélange de mots et d'images », rassemblant « des bouts d'aventure, des souvenirs ramassés, des sensations, des fantômes, des héros oubliés, des arbres, la mer furieuse ». Il raconte que, plus tard, alors qu'il gagnait sa vie en travaillant comme couchettiste dans les trains internationaux, une longue conversation nocturne avec un voyageur insomniaque avait fait resurgir le livre. Il en avait, dans un café proche de la gare, à Rome, trouvé le titre : Manifeste incertain.

A l'époque, les idéologies sont partout, gauchistes, fascistes, et les certitudes se bousculent dans les têtes.

Ajoute-t-il.

Étrange impression de familiarité, qui n'est pas une impression : je sais que je suis déjà venu là.

(Et je me demande ce que j'ai fait de ce carnet où, en quittant les grandes avenues idéologiques que j'avais arpentées à n'en plus pouvoir avancer, je notais, en les numérotant ironiquement à la manière des textes « théoriques » de cette époque, mes différents principes d'incertitude... Mais autant me demander ce que j'ai fait de ces principes, ou encore, ce que j'ai fait, moi que voilà, de ma jeunesse.)

Illustration de couverture du Manifeste incertain 1.
Au bord du gouffre, dessin de Frédéric Pajak 
initialement paru dans Quatre semaines avant l'élection,
hebdomadaire éphémère du printemps 2012. 

Un randonneur cartographe expérimenté pourrait sans doute faire, dans le Manifeste incertain, les relevés nécessaires pour rédiger un topoguide à l'usage des marcheurs pressés... Il pourrait leur indiquer comment s'organisent lignes de niveau et lignes de plus grande pente entre citations du texte et reprises d'images connues dans les illustrations. Il pourrait leur dire quelles tensions sous-tendent la rencontre du dessin et de l'écriture, et quelles lignes de force charpentent la mise en page...

Mais je ne suis qu'un promeneur en général catastrophique, qui ne sors carte et boussole – ne parlons pas de gps – qu'en cas d'égarement le plus complet, toujours avec l'impression confuse d'être enfin arrivé, mais sans savoir où, et sans en avoir la moindre certitude.

Ici, livre ouvert sur les pages 56 et 57, je me tiens au bord du gouffre.

Celui-là même qui a englouti Walter Benjamin, flâneur obstiné d'un autre siècle.


Dans son « Paris du Second Empire chez Baudelaire », Benjamin évoque Bagatelles pour un massacre, le plus violent des pamphlets antisémites de Céline. Il ne s'indigne pas. Ne se fâche pas. Il cite simplement, en passant, une allusion dans le journal intime de Baudelaire : « Belle conspiration à organiser pour l'extermination de la race juive. »
    Benjamin est pourtant conscient que l'antisémitisme se répand parmi les intellectuels français, y compris de gauche.

A Scholem, il raconte que les admirateurs de Céline sont mal à l'aise à la lecture de Bagatelles pour un massacre. Ils baissent les yeux et se contentent de soupirer : « Ce n'est qu'une blague. » Une blague de Céline qui voudrait, pour gagner un peu d'or, obliger les Juifs à acheter des matricules : « Toujours cette question d'identifier les Juifs, maçons et enjuivés... Je me demande si un numéro d'ordre dans chaque profession ne ferait pas mieux l'affaire ?... Un matricule par exemple, ainsi tout simplement... Monsieur le Cinéaste 350. Inutile d'ajouter juif, tout le monde comprendra... »
    Il y aurait une Histoire de la blague à raconter.